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— Il y a d’autres façons de se débarrasser d’une corde que de tirer dessus jusqu’à faire venir à soi le dogue qui est attaché au bout.

— Lui ne connaît que celle-là.

— Tiens, à propos de chien...

Pagin se précipitait vers eux au galop. Comme il estimait qu’il n’allait pas assez vite – le monde tournait décidément trop lentement à son goût –, il gesticulait. On aurait certes gagné du temps si l’on avait compris ce que signifiait son bras remuant en tous sens. Il arrêta brutalement son cheval en nage, le faisant hennir.

— Mon capitaine, sergent : le lieutenant Relmyer vous fait dire qu’il a trouvé ce qu’il cherchait au sujet des registres. Il va se rendre chez la personne concernée. Si vous désirez vous joindre à lui, il vous faut me suivre immédiatement.

CHAPITRE XVIII

Relmyer était partout à la fois. Il avait rassemblé une douzaine de hussards de son escadron et il marchait de l’un à l’autre, vérifiant l’armement et donnant des consignes. Un paysan autrichien, pauvre guide forcé, se dressait, tout raidi, sur une monture tenue en bride par un maréchal des logis. Relmyer, déjà exalté, vit sa ferveur s’accroître quand il aperçut Margont. Celui-ci avait déjà contemplé des visages semblables, dans les hôpitaux, lorsqu’un blessé réalisait que l’on venait d’extraire une balle de son corps. Dans certains cas, le soulagement conduisait même à l’extase.

— Vous voici enfin ! clama-t-il à Margont et à Lefine en leur serrant la main. Nous avons une piste ! Nous avons une piste !

Il tendit une lettre rédigée en autrichien. Elle datait du 3 mai, juste avant le siège de Vienne par les Français. Relmyer n’eut pas la patience d’attendre que Margont la déchiffre.

— C’est la copie pour archivage d’un courrier adressé par un certain Limbsen à un secrétaire au ministère de la Guerre nommé Homkler. Regardez ici ! Et là !

Son excitation le rendait confus.

— Ce Limbsen explique qu’il est chargé d’une enquête interne concernant les registres militaires. L’un des responsables de la bonne tenue de ces documents aurait remarqué des anomalies dans les listes des effectifs des Infanterieregimenter 20 et 23 ! Ce sont les régiments dans lesquels ont soi-disant servi Mark et Ernst !

De plus en plus agité, il haussait le ton.

— Limbsen a vérifié les registres concernés. Il suspecte un certain Johann Grich d’être à l’origine de ces erreurs. Dans ce courrier, conformément à la procédure, Limbsen demande au secrétaire Homkler – qui est le supérieur de Grich – l’autorisation d’interroger ce dernier. On ignore si Limbsen l’a fait par la suite. On peut supposer que non. Les Autrichiens ont d’autres soucis en tête depuis l’arrivée de nos troupes à Vienne.

— Pourquoi suspecte-t-il ce Grich en particulier ?

— Ce n’est pas précisé dans la missive.

Margont n’arrivait pas à croire à un tel miracle.

— Où avez-vous trouvé ce document ?

— Dans le fatras des archives. Je vous avais dit qu’il fallait chercher là ! Maintenant, assez perdu de temps, en route ! Allons rendre visite à ce Johann Grich. Le courrier précise qu’il habite à Mazenau, un hameau à quelques lieues au nord de Vienne.

Lefîne se montrait méfiant.

— Mon lieutenant, pourquoi tous ces hussards et un guide ?

Relmyer parla sereinement, comme s’il avait oublié par mégarde un détail anecdotique.

— Je me suis renseigné : Mazenau est situé dans une forêt.

Devant l’air furieux de Lefîne, il ajouta aussitôt :

— C’est du côté français. Si cet homme s’était trouvé sur l’autre rive, tout aurait été plus...

Lefïne secoua la tête face à cette inconscience.

— Parce que vous y seriez allé quand même ?

Pagin fît avancer sa monture afin de bousculer le flanc de celle de Lefïne.

— Il est vrai que ces messieurs de l’infanterie ne savent avancer qu’en ligne, par milliers, au coude à coude et une fois que l’artillerie a soigneusement préparé le terrain. Agissons donc comme d’habitude : laissez faire les hussards et rejoignez-nous dans une semaine, quand tout sera terminé. Nous vous raconterons...

Lefine n’appréciait guère.

— Malin à dix-sept ans, mort à vingt.

Relmyer devint inquiet. Ses yeux scrutaient Margont.

— Vous allez nous accompagner, n’est-ce pas ? Votre présence est très importante pour moi.

— Je viens. J’ai promis à Luise de veiller sur vous et j’ai décidé de m’occuper de cette affaire jusqu’au bout.

Lefïne grommela son accord. Relmyer bondit en selle avec la magie des hussards. Margont tendit le bras pour tempérer sa fougue.

— Permettez-moi de vous avertir d’un grand danger : quatre hussards vous cherchent pour se battre en duel avec vous.

— Seulement quatre ? plaisanta Pagin.

Relmyer accueillit la nouvelle avec bonhomie. Il avait l’habitude et puis, de toute façon, il voulait se rendre quelque part et le reste du monde n’existait plus.

— C’est à cause de mon duel avec votre ami Pique-bois ? Je le regrette. C’est ainsi.

— C’est ainsi ? s’étrangla Margont. Partout autour de vous, on pointe des sabres dans votre direction et...

Il ne put même pas continuer sa phrase tant la tranquillité de Relmyer le décontenançait. Lefine se pencha vers lui.

— M’est avis que nous sommes deux beaux idiots.

Trois des quatre hussards en question venaient d’apparaître dans leur dos, l’air goguenard. Celui du 5e régiment chevauchait en tête. Les deux cavaliers d’élite s’étaient placés à distance, de part et d’autre, prêts à encercler Relmyer si celui-ci tentait de fuir. L’adjudant Grendet demeurait invisible. Il se tenait peut-être tapi en embuscade, à quelques pas de là, ou alors il cherchait Relmyer ailleurs. Lefine se sentait pareil au lièvre qui, croyant avoir échappé au chasseur, voit soudain la truffe du chien fouiner dans l’entrée de son terrier.

— Ils nous ont suivis et nous n’avons rien vu ! Ah, je suis pourtant attentif !

— Qu’est-ce que ce contretemps ? s’énerva Relmyer.

— Vous m’en laisserez bien un, mon lieutenant ? interrogea Pagin, la main posée sur la poignée de sa lame.

Lefine s’éloignait déjà.

— Les hussards sont aussi tordus que leurs sabres !

— Souvenez-vous de votre promesse, déclara fermement Margont à Relmyer.

Relmyer se montra effectivement diplomate... Il exposa son projet d’expédition sans en expliquer les raisons et jura que celle-ci ne souffrait aucun délai. Il obtint un répit, mais les trois hussards exigèrent de l’accompagner, ce que Relmyer accepta. Ces hommes, persuadés qu’il tentait de se soustraire à eux, n’entendaient pas le perdre de vue. Relmyer, le sourire retrouvé, lança le départ d’un ample geste du bras. Trois duels le menaçaient, mais il en faisait autant de cas que trois grains de poussière sur sa pelisse.

CHAPITRE XIX

La petite troupe cheminait vers le nord. Elle avait contourné Vienne avant de s’engouffrer dans la forêt. Margont, dénué de tout sens de l’orientation, était déjà perdu. Relmyer, en bon hussard, se montrait à l’aise dans les lieux hostiles. Il avait déployé des hommes en avant-garde et sur ses flancs. Il scrutait les environs, son regard semblant se faufiler entre les feuillages. Ces cavaliers vert et écarlate évoquaient quelques gouttes d’une sève sanglante perdues dans l’immensité végétale. Les arbres, titans aux branches surchargées de feuilles, les écrasaient de leurs verticales vertigineuses. Ils composaient une sorte de palais aux dimensions affolantes. S’il n’y avait pas eu la guerre, Margont aurait aimé se perdre ici.

Les trois duellistes suivaient Relmyer. Les deux cavaliers de la compagnie d’élite n’adressaient jamais la parole au hussard du 5e régiment. Ils ne se connaissaient que parce que la lame de Relmyer avait aimanté les leurs. Cependant, Margont se disait qu’il était à peine moins insensé qu’eux. Ne se mêlait-il pas d’une affaire risquée pour des motifs complexes qu’il ne pouvait partager avec quiconque ? Finalement, une vingtaine d’hommes se trouvaient réunis là, mais pour des raisons fort différentes. Personne ne vit dans le même monde.