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Une telle coïncidence était impossible. Relmyer avait-il succombé à la folie ? Ou les avait-on trahis ? Dans les bois, l’officier que désignait Relmyer se détacha des combattants pour prendre la fuite. Cet Autrichien arborait un habit gris aux parements rouges sur les revers des manches et le col. L’élégance de son uniforme contrastait avec les manteaux grossiers de certains miliciens. Des mèches châtain clair dépassaient de sous son bicorne noir bordé de doré. Margont entr’aperçut brièvement son visage. Il lui donnait dans les quarante ans. Relmyer s’était déjà lancé à sa poursuite dans les bois, un pistolet dans une main et son précieux sabre dans l’autre. Tout autour de lui, c’était l’hallali. Les hussards, quoique largement inférieurs en nombre, avaient définitivement pris l’ascendant sur leurs adversaires. Ils se ruaient en hurlant sur tout ce qui bougeait. Leurs chevaux plongeaient dans les groupes de miliciens, bousculant les corps, et les cavaliers sabraient comme ils auraient fauché de l’herbe. Margont se retrouva face à une vague d’Autrichiens en déroute. Combien étaient-ils ? Des dizaines ? Il crut qu’il cillait être écharpé, mais sa seule présence exacerba la panique des fuyards. Ce flot humain ricocha sur lui et les miliciens s’égaillèrent dans une autre direction. Margont voulut poursuivre sa route, mais des mains se levèrent tout autour de lui. Il venait de faire quinze prisonniers. Un hussard jaillit d’un bosquet, le sabre brandi. C’était le trompette de la compagnie d’élite. Il passa en coup de vent au milieu de ce qu’il prit pour une poche de résistance et expédia une attaque vers le visage du cavalier qui, selon lui, commandait à toute cette racaille. Margont eut à peine le temps de plonger contre le cou de son cheval. La pointe perça son shako. Il voulut crier pour corriger cette méprise, mais le trompette était déjà loin, pourchassant les silhouettes qui couraient. S’agissait-il vraiment d’une erreur due à la confusion générale ? Margont empoigna l’un de ses deux pistolets d’arçon et dut lutter contre l’envie d’abattre le cheval de ce forcené. Pagin arriva sur ces entrefaites, la lame sanglante, le visage griffé par les branchages. Il contempla Margont et les captifs avec des yeux étonnés.

— Victoire ! vociféra-t-il en se dressant sur ses étriers, sabre levé vers les cieux.

Son hurlement fit courber le dos de la quinzaine d’Autrichiens. Relmyer revenait vers eux au pas de course.

— Il s’enfuit ! Pagin, ton cheval !

Le hussard n’osa pas protester et mit pied à terre. Margont tenta de parler, mais Relmyer bondit en selle et lança sa monture qu’il éperonna jusqu’au sang. Margont le suivit, abandonnant Pagin qui, dédaigneux des prisonniers, cherchait quelqu’un à combattre. Les deux cavaliers dépassèrent le maréchal des logis-chef Cauchoit qui épouvantait à lui seul un reste de compagnie. Il était couvert de sang et laminait tout ce qui s’opposait à lui. Un véritable ange biblique de la destruction.

Margont se retrouva dans une clairière artificielle. Quelques chevaux autrichiens piaffaient, attachés à des branches. À l’autre bout de cette étendue de troncs coupés, des silhouettes fuyaient au galop.

— Il a peu d’avance sur nous ! cria Relmyer.

Les montures de Relmyer et de Margont filaient, dévoraient la distance. Elles étaient d’une tout autre espèce que les bêtes vieillies que l’armée autrichienne fournissait aux miliciens. Petit à petit, les fuyards devenaient plus faciles à distinguer. L’officier au bicorne pointa son arme dans leur direction.

— C’est lui ! hurla Relmyer.

— Baissez la tête ! avertit Margont.

Une détonation éclata. La balle manqua sa cible. Le fugitif changea de tactique, donna un coup de rênes et disparut dans la forêt. Relmyer vibrait.

— Il oblique vers le nord-est. Il veut rejoindre le côté autrichien, mais le Danube lui barrera la route.

Les deux poursuivants s’engouffrèrent à leur tour dans les bois. La silhouette de l’Autrichien apparaissait et disparaissait par intermittence. Margont utilisa coup sur coup ses pistolets d’arçon pour tenter d’abattre la monture, en vain.

— Nous nous éloignons de notre armée !

— Où est-il passé ? s’angoissa Relmyer.

L’homme semblait avoir été happé par la végétation.

Margont ralentit l’allure de son cheval et le fit bifurquer sur un sentier.

— Par ici.

Le fuyard avait pris un chemin mal entretenu. Margont avait remarqué de justesse son uniforme gris à travers le fouillis des fourrés. Relmyer, qui avait failli s’égarer, avait été dépassé par son ami et frappait la croupe de sa jument du plat du sabre. Son cheval remonta en trombe et doubla en force la monture de Margont, l’expédiant hors du sentier. Ce dernier se dégagea et reprit son galop. Il sentait la peur enfler en lui. Il était désormais convaincu que rien de ce que faisait le fugitif n’était lié au hasard. Relmyer et lui ne voyaient ici qu’un labyrinthe végétal incompréhensible alors que leur adversaire s’y déplaçait comme s’il s’agissait des rues de sa ville natale. Margont ne se sentait plus comme un chasseur traquant un loup, mais comme un brochet se jetant à pleine vitesse sur un hameçon. Il cria à Relmyer :

— Il connaît cette forêt : c’est lui qui maîtrise cette poursuite, pas nous !

Relmyer ne l’écoutait pas. Il repérait autre chose. La monture du milicien n’était pas à la hauteur de la tactique de son cavalier. Elle commençait à montrer des signes de fatigue. La sienne, en revanche, le cou tendu et les naseaux frémissants, grignotait l’écart qui les séparait. Margont avait du mal à ne pas se laisser distancer. Il n’était pas rompu aux poursuites. Les branchages fouettaient son visage, le déconcentrant, tandis que les buissons meurtrissaient ses jambes et les flancs de son cheval. Relmyer, étranger à ces souffrances, brandissait son sabre, promesse d’une sanction foudroyante. Le terrain était maintenant en pente douce, ce qui entraîna une nouvelle accélération de la course. Le fugitif manoeuvrait sa monture au milieu des obstacles. Il bifurqua subitement sur la droite, abandonnant la piste pour s’engager dans un enchevêtrement de petits buissons. La végétation l’avala. C’était un choix étonnant : sur le sentier, la voie était moins obstruée et donc plus rapide. Relmyer continua droit devant lui. Margont choisit de demeurer dans les traces du fuyard afin de refermer le piège. L’homme, malgré son talent, était ralenti. Relmyer quitta le chemin à son tour et le rattrapa. Il chevauchait à son niveau, à quinze pas sur sa gauche. Il allait le dépasser et lui couper la route lorsque le milicien et sa monture semblèrent s’affaisser, comme entraînés par un effondrement de terrain. La pente que celui-ci dévalait venait brutalement d’accentuer son inclinaison. Relmyer le dominait maintenant et le fugitif descendait toujours plus bas. Le cheval de Relmyer se cabra. Son hennissement effrayé précipita le jeune hussard dans la terreur. Relmyer, cramponné à ses rênes, devinait le danger plus qu’il ne le voyait. Son esprit n’arrivait pas à interpréter le chaos d’images qu’il percevait : le ciel, des arbres, un à-pic rocheux... Relmyer perdit l’équilibre et s’écrasa sur le sol rocailleux. Ce fut ce qui lui sauva la vie. Lorsque les jambes avant de son cheval retombèrent, l’une d’elles ne rencontra que le vide. La bête bascula la tête la première et alla se fracasser le poitrail cinq mètres en contrebas. Elle roula sur elle-même en soulevant des aiguilles mortes et acheva sa course contre un tronc d’arbre – son cou, brisé, formait un angle droit. L’attention de Margont avait été détournée. Lorsqu’il fixa à nouveau celui qu’il poursuivait, il eut juste le temps de se coucher sur son cheval. L’homme s’était arrêté et, tourné vers lui, le visait de son pistolet. Il avait choisi son moment à la perfection, preuve que tout s’était déroulé comme il l’avait prévu. Margont tira vivement sur ses rênes. La balle frappa sa monture à l’encolure et celle-ci s’étala de tout son long. Encore étourdi par le choc de sa chute, Margont baignait dans la douleur. Il dégaina son épée, tenta de se relever et s’effondra. Un étrier le retenait. Sa bête, à l’agonie, cherchait vainement à se redresser. Du coup, Margont demeurait au sol, le pied gauche empêtré et agité par les secousses de l’animal. Il tentait de se libérer tout en brandissant sa lame. On ne l’aurait pas comme ça ! Il allait se démener comme un enragé ! Le milicien le contemplait, hésitant. S’il avait eu un autre pistolet chargé, il aurait achevé ce ver gigotant. Il avait empoigné son sabre, mais ce capitaine risquait de le blesser avec son épée. L’Autrichien préféra ne pas s’attarder. Il y avait peut-être d’autres poursuivants. L’homme éperonna sa monture. Un caillou vint ricocher sur un tronc, non loin de lui. Au sommet du promontoire rocheux, Relmyer lui jetait des pierres, espérant l’assommer. Des pierres ! Dérisoire... Margont se dégagea enfin. Une tache rouge et brûlante envahissait son flanc. Sa blessure s’était rouverte.