— À mon avis, ils ne les connaissent même pas. La Landwehr a été constituée précipitamment en juin 1808. Cent mille miliciens que l’on tente d’organiser depuis à peine un an. Quant aux volontaires viennois, c’est une ancienne formation qui disparaît et ressuscite régulièrement depuis 1797. Elle est constituée de civils volontaires qui ont été exemptés de service dans la Landwehr. Les volontaires viennois se sont reformés en catastrophe le 1er mars, tandis que nous marchions sur Vienne. La plupart sont militaires depuis seulement trois mois et ils sont encore plus perdus que quiconque dans cette guerre. Figurez-vous que plusieurs d’entre eux n’ont même pas ouvert le feu durant l’attaque, parce que certains régiments de hussards autrichiens arborent eux aussi des pelisses vertes. Ils ont pris les hussards de Relmyer pour des Autrichiens et ils leur criaient de cesser le combat, qu’il s’agissait d’une méprise !
Margont s’assit et fut parcouru par une onde de douleur qui le tira brutalement de son flottement éthylique.
— Enfin, comment tout cela a-t-il pu arriver ? Nous recherchons sans relâche une personne et elle nous tombe dessus comme par magie ! Où est Relmyer ? Ah, je veux lui parler, à celui-là ! Je serais heureux que tu me l’amènes ici.
Relmyer s’épuisait en vain à tenter d’apprendre quoi que ce soit auprès des prisonniers. Lorsqu’il vint rendre visite à Margont, son visage s’éclaira.
— Vous semblez déjà rétabli.
— Lukas, vous nous prenez pour des imbéciles ! répliqua Margont. Une telle coïncidence est impensable ! Quelqu’un nous a trahis en indiquant à notre homme la route que nous allions emprunter.
Devant un tel accueil, Relmyer cligna des yeux.
— S’il ne s’agit pas d’une coïncidence, eh bien... Il a dû y avoir une fuite... L’un de mes hussards a peut-être parlé à la légère à quelqu’un...
— Il nous ment, affirma Lefïne à Margont.
Margont relia alors subitement deux événements apparemment sans rapport et tout devint clair. Il désigna Relmyer de l’index, furieux.
— C’est vous qui nous avez trahis. Cette expédition s’est déroulée exactement comme votre duel avec Piquebois. Antoine est redoutable au sabre, alors vous avez lancé une attaque volontairement risquée. Croyant à une erreur de votre part, il esquiva et lança sa propre action. Antoine ne pouvait pas laisser passer une si belle occasion de triompher ! Son attaque l’a obligé à s’exposer à son tour et votre riposte l’a touché. Votre première attaque, qui vous met en danger, a pour but d’inciter l’adversaire à agir. Alors, vous lancez votre deuxième attaque et tel est pris, qui croyait prendre : votre adversaire s’effondre, transpercé. Vous vous êtes débrouillé pour que celui que nous traquons apprenne que vous alliez conduire une expédition en territoire hostile. Cette progression dans la forêt, c’était votre « première attaque ». Elle a amené votre adversaire à se découvrir pour essayer de vous tuer, ce qui vous a permis de contre-attaquer.
— Exact, avoua Relmyer. J’ai préparé ce plan pendant plusieurs semaines, avant même de vous avoir rencontrés. C’est ce que j’appelle « la tactique du faux faible ». Ça a marché ! Nous l’avons vu à nouveau, je l’ai frôlé !
Margont s’empourpra de colère.
— C’est une tactique suicidaire ! Nous avons tous failli y rester !
— Je pensais, j’espérais, qu’il allait tenter quelque chose, comment aurais-je pu deviner qu’il servait dans la milice et qu’il allait se jeter sur nous avec une foule de soldats ?
— C’est tout ce que vous trouvez à dire pour justifier ce carnage ?
— Non, je n’ai pas que cela à dire pour ma défense ! s’emporta Relmyer. Certes, il y a eu bien des morts par ma faute, mais j’aurais fort bien pu être le premier d’entre eux ! L’appât, c’était moi. Je croyais que mes hussards et vous, vous constitueriez l’hameçon, pas le deuxième ver. Je me donnais une chance sur deux de survivre à son coup de feu et c’était pour cela que j’avais tant besoin de vous ! Si j’avais été tué, je serais mort en sachant que je vous léguais cette enquête, à Pagin et à vous deux.
Lefine était consterné.
— Cet homme est dément !
Relmyer s’entêtait. Il appuyait son discours de grands gestes, ce qui était inhabituel chez lui.
— Cela n’a rien à voir avec la folie, c’est mathématique ! Si votre adversaire est un cavalier d’exception, assaillez-le quand il prend son déjeuner dans une auberge ! Tout le monde possède un point faible et c’est là qu’il faut frapper ! Celui que je recherche est remarquable en tactique défensive. Il dissimule ses traces, ne fait jamais parler de lui... Alors, je l’ai harcelé, énervé avec mes provocations, encore et encore. Jusqu’à ce que l’exaspération l’oblige à rechercher la confrontation directe. J’ai agi comme le rabatteur qui fait du bruit pour effrayer le gibier afin que celui-ci quitte sa cachette. Je l’ai forcé à attaquer à découvert et cette façon de procéder était si différente de ses habitudes qu’il s’est montré bien moins efficace qu’à l’accoutumée. C’est pour cela que son embuscade a été un vaste échec : mal préparée, mal encadrée et mal exécutée. En revanche, dès que notre homme est retourné à sa tactique favorite – fuir dans la forêt, éviter le choc frontal, utiliser la traîtrise... –, il a repris le dessus sur nous. Si vous m’abandonnez, je ne vous en tiendrai aucunement rigueur, bien entendu. Pagin et moi, nous finirons bien par débusquer ce loup de sa forêt !
— Comment cet homme a-t-il appris que vous le recherchiez ? Comment a-t-il su où nous trouver et à quel moment ?
— Je vous l’ai dit : je préparais mon piège depuis longtemps. Je n’ai pas cessé de semer des indices sur mon chemin pour qu’il comprenne que j’étais revenu et que je le cherchais. J’ai disposé des petits soldats en étain à l’endroit approximatif du sentier où il m’a enlevé, dans la ferme en ruine, autour de mon ancien orphelinat... Des jouets d’enfant placés dans ces lieux qui nous lient : mon message était limpide. Ajoutez à cela le grabuge que j’ai volontairement fait à l’orphelinat de Lesdorf, les récriminations officielles et officieuses de Mme Blanken, mes esclandres avec les policiers et les magistrats demeurés à Vienne que je suis allé insulter pour leur incompétence... On a beaucoup parlé de mon retour.
Margont pressa son flanc blessé afin que la douleur, ravivée, chassât à nouveau les effets de l’alcool. Lefine saisit le sens de ce geste et secoua la tête, effaré. Margont ne quittait pas Relmyer des yeux.
— Quand je me suis rendu avec vous pour explorer cette ferme en ruine il l’avait incendiée. Outre le fait qu’il voulait faire disparaître d’éventuels indices, c’était sa réponse à vos provocations. Il vous faisait savoir qu’il avait bien reçu votre message, qu’il était dans votre intérêt d’abandonner vos recherches et que, si vous continuiez, vous alliez finir comme Franz et comme Wilhelm ! Il tentait de vous effrayer.
— Sur le coup, j’ai été choqué, concéda Relmyer. Mais, par la suite, je m’en suis réjoui ! Mon plan se révélait efficace, l’homme commençait à paniquer.
— La scène que vous avez faite au bal faisait partie de votre plan !
— Tout à fait. J’ai aussi laissé un soldat en étain sur la tombe fraîchement creusée de ce pauvre Wilhelm.
L’assurance de Relmyer s’effritait toujours plus. Elle partait en lambeaux, révélant une autre facette de sa personnalité.
— Quel autre choix avais-je ? M’asseoir à la terrasse d’un Kaffeehaus sur le Graben et déguster des cafés toute ma vie en espérant le voir passer un jour ? Non, il fallait que je le pousse à l’erreur, quitte pour cela à abaisser ma garde. Certes, j’ai failli me faire mer, mais regardez combien nous avons progressé grâce à mon plan ! Nous savons qu’il sert dans une milice et qu’il est officier ! Maintenant, je vais me renseigner sur la Landwehr et les volontaires viennois ! Tout cela vient s’ajouter à la piste des registres...