Cauchoit se pavanait avec grâce, esthète du meurtre.
— Je trouve qu’il y a quelque chose de « volaille » en vous, le raillait-il. Votre fuite lors de l’attaque des souris grises de la Landwehr m’évoque la débandade des poules quand le renard se faufile sous l’enclos. Je parierais que votre sang a la couleur rubis de celui des pigeons !
Relmyer le salua du sabre. Cauchoit lui rendit la pareille, se fendit immédiatement, tentant de percer le flanc, buta contre l’arme de Relmyer et reprit de la distance de peur d’une contre-attaque. Un simple essai qu’il jugea concluant. Il chargea alors Relmyer. À cette tactique directe, « rentre-dedans », Relmyer répondit par une attaque composée complexe. Il fit mine de parer un coup à la gorge, mais esquiva au dernier moment et feinta à la poitrine de Cauchoit pour menacer finalement l’épaule gauche. Cauchoit, pris au dépourvu, battit en retraite. Relmyer enchaîna aussitôt avec une succession effrénée d’assauts : attaques, attaques composées, fausses attaques, couronnés, fouettés, feintes, coups de pointe, parades trompées, battements, ripostes, parades, enchaînements inattendus... Il visait un flanc, puis l’autre, la taille, la tête, la gorge, à nouveau le flanc, la cuisse, le poignet droit, la main gauche... Relmyer paraissait faire n’importe quoi. Durant son duel avec Piquebois, il avait étudié la tactique de celui-ci. Il l’avait pour ainsi dire ingérée et il la restituait à sa façon. Cauchoit, dérouté, para inutilement une fausse attaque à l’abdomen et reçut un couronné en pleine tempe qui l’étala dans la poussière.
Il se releva prestement, porta sa main à la tête et regarda sa paume ensanglantée.
— Rien du tout ! Quel soulagement ! J’ai cru un instant que je saignais.
Sa fureur rendit son coup de taille imprécis. Relmyer esquiva et lui plongea sa lame dans la cuisse, le jetant une seconde fois à terre.
— Y voyez-vous mieux, maintenant, monsieur ?
Le trompette Sibot contemplait son ami qui se tordait de douleur. Pour lui, c’était une vision absurde. Il s’obstinait à penser que, même s’il voyait Cauchoit au sol, c’était forcément de Relmyer qu’il s’agissait en réalité. Il lui fallut plusieurs secondes pour se rendre à l’évidence. À ce moment de flottement succéda la violence la plus crue. Sibot expédia la pointe de sa lame en direction du visage de Relmyer, bondissant en avant comme un chat. S’il faisait mouche, le premier sang de Relmyer s’écoulerait de son oeil crevé, en même temps que sa cervelle. Mais Relmyer aiguisait ses réflexes depuis longtemps. Il para le coup tandis que la lame adverse avait déjà presque entièrement envahi son champ de vision et il contre-attaqua immédiatement en abattant sa lame sur l’épaule du musicien. Les os craquèrent, le sang gicla, l’homme s’effondra et Relmyer se retrouva immobile, souillé et hébété, consterné par sa capacité incontrôlable à déchaîner la violence tout autour de lui.
Des brancardiers ramassèrent en catastrophe les deux cavaliers d’élite.
Margont vit cette cohue agitée passer devant lui et s’engouffrer dans un atelier. C’était là-bas qu’on l’avait recousu. Le sol était grossièrement dallé. Après quelques opérations et une ou deux amputations, on chassait le sang accumulé à grands coups de seaux d’eau.
Margont et Lefïne demeurèrent un moment sans prononcer un mot, dépassés par les événements.
— Quand Relmyer ne court pas après la mort, c’est elle qui vient à lui, conclut finalement Lefine.
Peu après, la silhouette d’Antoine Piquebois se matérialisa dans l’encadrement de l’entrée. Quatre hussards du 8e régiment l’accompagnaient. Des anciens camarades qui n’avaient qu’un désir : le convaincre de redevenir un hussard. Pour eux, l’invalidité de leur ami était uniquement due à de « mauvaises idées dans la tête » et non à des séquelles physiques. Ils entourèrent Margont et Lefine.
— Ne me dites pas que vous voulez tous vous battre en duel avec Relmyer ! s’énerva Margont.
— Pas du tout. Nous ne sommes pas à son niveau, hélas... le rassura Piquebois. Cher ami, on m’a tout raconté au sujet de ta poursuite et de ta blessure... Tu connais mon amour pour les chevaux. Nulle bête ne comprend mieux l’homme ! Entre l’homme et le cheval, il peut s’établir une harmonie qui...
Les mots lui manquèrent. Il existait un vide dans son discours justement là où il aurait voulu exprimer l’essentiel. Un tic tordit ses lèvres.
— Bien, si quelqu’un n’a pas compris ce que je voulais dire, qu’il apprenne à monter à cheval. Mais il est un cas particulier – un seul ! – où un grand événement passe avant l’amour des chevaux.
— Un cas particulier, un seul ! reprirent en coeur les hussards.
— Le premier cheval qui se fait tuer sous vous en plein combat ! Nom de Dieu, ça, c’est un baptême ! C’est comme la première fille qu’on allonge dans son lit !
Piquebois et ses compagnons exhibèrent alors des gobelets qu’ils dissimulaient dans leur dos. Un maréchal des logis en tendit un à Margont. Piquebois, joyeusement excité, s’exclama :
— En l’honneur du premier cheval tué sous mon ami le capitaine Margont !
Tous vidèrent leur gobelet, le maréchal des logis trinquant pour deux puisque Margont refusait le sien.
— Vous êtes stupides ! s’exclama Margont. Je manque de me faire tuer, je... Dehors ! Sortez !
Piquebois et ses compagnons s’en allèrent, hilares. Ils étaient jeunes et il y avait la guerre : la vie était belle. Ainsi voyaient-ils le monde... Margont se tourna vers Lefine en dépit des élancements douloureux qui parcouraient son corps meurtri.
— Pourquoi suis-je entouré de fous ?
— C’est que vous les attirez, pardi !
— Écoute-moi bien : Jean-Quenin estime que je pourrai quitter l’hôpital après-demain donc je partirai ce soir. Ce sera bien assez, il est toujours trop prudent. Va voir notre chef de bataillon et dis-lui de ma part de coincer Antoine dans notre régiment. Qu’il le mette de garde, qu’il lui annonce qu’il va inspecter la compagnie... Bref, n’importe quel prétexte fera l’affaire. Parce que sinon, la maladie de notre ami Antoine, la « hussardite », va récidiver et nous aurons deux Relmyer pour le prix d’un. Trouve-moi également un nouveau cheval et tiens-toi informé au sujet des prisonniers. Si jamais l’un d’eux finissait par parler...
Lefine ricana.
— Parce que cela ne vous suffit pas, tout ce qui est arrivé ?
— Non ! s’entêta Margont. Il en faut bien plus pour me faire renoncer.
— Ah, par Dieu ! C’est qu’au train où vont les choses, vous allez vite l’avoir, votre « bien plus » !
Mais Margont ne l’écoutait plus. Luise venait d’arriver, accompagnée par un hussard que Relmyer lui avait envoyé pour l’informer des événements. Elle était en larmes et l’homme dut lui désigner Margont pour qu’elle le repère. Elle traversa la pièce en soulevant légèrement sa robe bleu ciel. Mais des taches de sang s’accumulaient sur les pans, grignotant petit à petit cet azur. Elle se figea devant lui.
— Est-ce grave ?
— Non, ce n’est rien.
— Pourquoi vous êtes-vous laissé blesser ?
Elle se pencha vers lui. Margont crut qu’elle allait l’embrasser, mais elle le gifla vivement.
— Idiot !
Elle s’en alla aussitôt tandis que les blessés s’esclaffaient. Lefine haussa les épaules, philosophe.
— Il y a des jours où tout va mal et des jours où tout va pire encore...
CHAPITRE XXII
Le 11 juin, Margont était rétabli. Lefine s’absentait régulièrement pour mener ses recherches. Relmyer fouillait les archives du Kriegsministerium, encore et toujours. Ils devaient se réunir dans un café, sur le Gra-ben, afin de faire le point.