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— Alors c’est pour mieux attirer ses proies là où il le souhaite. Comme il a tenté de le faire avec Wilhelm.

— Non. Il est inutile d’être soldat pour faire semblant de l’être. À mon avis, il était obligé de se porter volontaire. Ou il intégrait les volontaires en proclamant gaiement son « patriotisme », ou il pouvait d’ores et déjà chercher un nouvel emploi. Donc je pense que c’est un fonctionnaire important.

— C’est une spéculation, objecta Relmyer.

— Certes. Mais le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il n’a pas été très patriote, durant son embuscade. Il a abandonné ses hommes juste après vous avoir tiré dessus. Le fait de voir s’enfuir l’officier qui avait organisé cette attaque a contribué à déclencher la déroute des Autrichiens. Son action était uniquement personnelle, il se moquait éperdument de ce combat.

« Et vous, tout autant que lui, Lukas », ajouta-t-il intérieurement.

Chacun ayant livré les informations qu’il détenait, la conversation s’éteignit d’elle-même. Leur enquête piétinait à nouveau, et Luise n’arrivait toujours pas. La guerre, elle, oui. Partout, des militaires se promenaient : des Bavarois qui se sentaient plus d’affinités avec la France qu’avec les Prussiens dont le désir de dominer le monde germanique allait croissant, des fantassins saxons qui plaisantaient avec les dragons français qui les avaient sabrés quelques années plus tôt à la bataille d’Iéna, des officiers au pas pressé avides de bondir vers les sommets de la hiérarchie, des artilleurs qui parlaient trop fort parce que leurs tirs les rendaient petit à petit sourds... Margont ne reconnaissait plus l’armée d’autrefois, celle de 1805. Entre 1805 et 1809, on ne pouvait même pas placer les cinq doigts d’une main et, pourtant, 1805 semblait appartenir à une autre ère. À l’époque d’Austerlitz, l’armée française se composait de volontaires et de combattants aguerris. Maintenant, les alliés

— Italiens, Saxons, Wurtembergeois, Hessois, Bavarois, Polonais... – en constituaient une part toujours plus importante. Et il s’agissait souvent d’anciens ennemis. Quant au nombre de conscrits français, il prenait des proportions dangereusement élevées. Ces soldats, inexpérimentés et plus ou moins motivés, remplaçaient les vétérans tués sur les champs de bataille ou mobilisés par la guérilla espagnole. L’Empire s’appuyait sur son armée. Or Margont décelait de discrètes fissures... Cela raviva sa peur de mourir. Celle-ci habitait chaque soldat. On s’y habituait comme on pouvait mais, régulièrement, sans crier gare, elle vous envahissait. Margont réagit. Il lui fallait plus de vie, tout de suite, ici même !

— Herr Ober ! Du café, de la crème et des pâtisseries ! commanda-t-il.

— Et du schnaps ! ajouta Lefine.

Le serveur leur apporta aussitôt le tout, souriant intérieurement en imaginant la tête de ces Français quand il leur annoncerait la note...

Luise arriva enfin, accompagnée de deux hussards auxquels Relmyer avait donné l’ordre de veiller sur elle dans cette ville emplie de militaires. Elle ne répondit pas aux salutations et posa une feuille sur la table, au milieu des tasses et des miettes.

— Voici les noms de plusieurs personnes qui tiennent les registres des effectifs militaires autrichiens. Il y en a trente-deux.

CHAPITRE XXIII

Les jours s’écoulaient. L’été avait succédé au printemps. La chaleur était plus forte encore. Le climat militaire, pareil à une coupe en cristal placée dans le four de ces journées de canicule, s’approchait de son point de rupture qui le ferait éclater en une bataille tita-nesque. Désormais, Napoléon passait tous les jours des troupes en revue. De même, il inspectait souvent ses ponts, soucieux à l’idée que les Autrichiens réitèrent la tactique des ponts rompus d’Essling. Ces ouvrages impressionnaient. Il y en avait partout, comme s’il avait fallu sans cesse en construire pour faire oublier les effondrements répétés des premiers. Ils reliaient la rive ouest à l’île de Lobau et aux îles voisines et ces îles entre elles, tissant une sorte de toile d’araignée. On avait même installé des réverbères sur certains d’entre eux. On les protégeait par des estacades de pilotis en amont, des fortifications surchargées de canons, des troupes, la flottille des dix canonnières et une myriade de petites embarcations.

Pendant ce temps, Margont, Lefîne, Relmyer, Pagin et Luise essayaient d’en apprendre un peu plus sur les trente-deux suspects en interrogeant des Viennois réticents à parler. Ils se heurtaient à tant d’obstacles que, petit à petit, le découragement les gagnait. Relmyer était convaincu que l’assassin avait trafiqué lui-même les registres. Trop de noms avaient été rajoutés : un complice aurait fini par deviner ce qui se passait, or qui pouvait accepter de s’associer à une telle ignominie ? Par conséquent, contre l’avis de Margont, il s’était mis à rayer les noms de ceux qui, manifestement, ne pouvaient pas être le meurtrier qu’ils traquaient. Il les traitait comme des suspects innocentés. Pas de gris, uniquement un monde en noir et blanc. De plus, si cette hypothèse n’était pas la bonne, leur enquête risquait de tourner court et Relmyer ne pouvait tout simplement pas envisager une telle option. Il s’obstinait donc à espérer que l’une des biographies et l’une des descriptions physiques coïncideraient avec ce qu’ils savaient de l’assassin. Un autre problème subsistait. Leur liste de suspects était forcément incomplète. Relmyer, qui en était conscient, devenait de plus en plus tendu. L’heure qui tournait l’obsédait et les nuits le conduisaient au bord de l’exaspération. Selon lui, personne ne se renseignait assez vite. Régulièrement, ils se rassemblaient dans un café pour faire le point, mais même ce genre de lieu ne parvenait plus à soulager leur tension.

Le 14 juin, à Raab, le prince Eugène avait remporté une grande victoire sur les soldats de l’archiduc Jean et ses renforts hongrois. Le 24 juin, il battit une seconde fois les Autrichiens, soutenus cette fois par des Croates. Le prince Eugène se retrouva alors libre de pouvoir rejoindre Napoléon. Peu de temps après, on vit apparaître les premiers éléments de son armée. Jour après jour, les divisions d’Eugène arrivaient. Chacune était pareille à un poids pesant plusieurs milliers d’hommes qui venait faire pencher de plus en plus clairement le plateau de la balance du côté de Napoléon.

Le 30 juin, tous étaient une nouvelle fois attablés dans un café viennois. Luise exposait ce qu’elle avait appris sur tel ou tel nom de la liste mais, quoi qu’elle pût dire, ce n’était jamais assez aux yeux de Relmyer.

— Bref, ce monsieur Liedel est marié, il a deux enfants, des cheveux châtains et il habite dans la Naglergasse, s’énerva Relmyer. Parfait. Et ensuite ? On ne peut pas le rencontrer, car il sert dans les volontaires viennois et nous attend de l’autre côté du Danube. Ce pourrait être notre homme comme ce pourrait ne pas être lui. C’est le douzième de la sorte ! Ils travaillent tous dans le même ministère, ils se trouvent tous dans le même cas et, de toute façon, personne ne veut nous parler d’eux, car nous servons dans l’armée française !

— Fouillons leurs maisons à la recherche d’un portrait... proposa Lefine.

— Je ne sais pas... répliqua Relmyer, dubitatif.

S’offrir un portrait était une habitude coûteuse d’aristocrate ou de bourgeois : tout le monde n’en possédait pas. Il existait également un autre problème, nettement plus ennuyeux.

— Si nous agissons ainsi, je pense que nous n’atteindrons même pas la cinquième maison, annonça Margont. Les habitants se plaindront de nous, on nous prendra pour des pillards et nous serons fusillés. Ou, avec de la chance, nous passerons seulement quelques jours en prison et on nous relâchera la veille de la grande bataille...