Выбрать главу

— Moi, je le ferai ! le nargua Pagin.

Relmyer remercia le jeune hussard d’une tape sur l’épaule.

— Quentin a raison. L’affrontement est imminent, alors l’Empereur ménage plus que jamais les Viennois.

— Il faudrait rencontrer l’un de ces hommes, répéta Margont pour la énième fois.

— Ils n’ont quand même pas tous rejoint l’armée ou fui la capitale, dit Luise. Nous allons forcément mettre la main sur l’un d’entre eux.

Margont parcourait la liste du regard. Relmyer l’avait couverte de son écriture minuscule et irritée, accumulant les informations et les taches d’encre.

— Cessez donc de relire cela sans arrêt ! s’énerva Relmyer.

L’index de Margont désigna un nom : Konrad Sow-sky.

— Celui-là est rayé ! déclara aussitôt Relmyer avec colère. Nous n’avançons pas assez vite : faut-il encore que vous fassiez des retours en arrière ?

Puisque le doigt de Margont s’obstinait, il ajouta :

— Ce n’est pas notre homme : ce Sowsky est obèse.

— C’est le motif pour lequel nous l’avons barré, en effet, répondit Margont. Mais à quel point est-il obèse ?

Relmyer le fixa comme il aurait contemplé un fou. Luise intervint.

— Il doit peser bien plus de cent kilos. J’ai pu parler à son épouse et à certains de ses voisins afin qu’ils me le décrivent. Ils m’ont dit que Sowsky se déplaçait avec beaucoup de peine et s’essoufflait facilement.

— Donc il est impossible que ce soit notre homme, répéta Relmyer.

— Tout comme il est impossible qu’il serve dans les volontaires viennois et qu’il se trouve avec l’armée autrichienne, contrairement à ce que sa femme vous a déclaré, Luise. Aucun bataillon de volontaires n’accepterait un invalide dans ses rangs. Lui, il est resté à Vienne !

CHAPITRE XXIV

La maison était petite, coincée entre deux bâtisses plus massives. Une demeure discrète dans un quartier modeste. Tandis que Relmyer s’obstinait à marteler la porte, Margont se tourna vers Lefine et Pagin.

— Fernand, va faire le guet, l’air de rien. Vous, Pagin, veillez à empêcher les voisins de sortir sinon l’un d’eux risque d’ameuter les gendarmes. Mais pas de brutalités !

On ouvrit enfin la porte. Une Autrichienne au chignon noir tissé de gris se tenait en travers du passage. Luise lui parla avec douceur :

— Vous vous souvenez de moi, Frau Sowsky ? Luise Mitterburg. Avant-hier, je suis venue vous questionner au sujet de votre mari.

— Il n’est pas là, je vous l’ai dit.

— Je me porte garante de ces deux officiers.

— Il est ici et nous entrons, trancha Relmyer d’un ton sans appel. Nous désirons juste lui parler.

Mme Sowsky céda. Inutile d’énerver plus encore ce hussard en défendant la cause perdue de son mensonge... Son mari fut facile à trouver. Il se tenait assis dans la pénombre de sa chambre, l’endroit le moins chaud de sa demeure. Margont ressentit une immense pitié en le contemplant. Son épouse avait quarante ans passés, mais quant à lui, qu’en était-il ? On ne pouvait même pas le dire. Son excès de graisse tendait sa peau, comblait les sillons de ses rides. Son ventre, disproportionné, l’écrasait littéralement dans son fauteuil. Les jambes, enflées, oedémateuses, rougies, le mettaient au supplice. Il devait peser cent quatre-vingts kilos.

— Il est malade, comme son père avant lui, sanglota son épouse. Honte à vous ! Dieu vous maudisse !

— Nous resterons peu de temps, lui dit Margont avec tact.

Relmyer fixait cet être en souffrance. Sa propre douleur était aussi intense, même si elle était beaucoup moins visible. D’une certaine manière, ce corps était le reflet de son esprit dans un miroir. Cette pensée acide accrut son agressivité.

— Herr Sowsky, je veux vous parler des registres de l’armée, annonça-t-il en autrichien d’une voix menaçante.

L’homme sourit.

— Votre accent est impeccable. Vous êtes autrichien, n’est-ce pas ?

Ces quelques mots suffirent à l’épuiser. Son obésité l’étouffait lentement en comprimant ses poumons. Relmyer allait continuer lorsque Sowsky brandit une main lasse.

— Inutile ! Je suis un patriote, moi, monsieur le traître. Torturez-moi, tuez-moi si vous le voulez – cela ne vous fatiguera guère, car je suis déjà mort –, je ne parlerai pas.

Son visage vira au pourpre, prix à payer pour autant de mots prononcés. Mais Sowsky voulait en dire plus encore. Il leva le bras :

— Vive l’Autriche !

Son épouse, en dépit de sa détresse, les défiait du regard.

— Savez-vous pourquoi il travaille au Kriegsministerium ? Parce que sa santé l’a empêché de devenir soldat. Vous pouvez me couper en morceaux sous ses yeux, il ne dira rien et moi, je lui crierai de se taire.

Margont était dérouté par la tournure de la conversation.

— Personne ne va torturer personne. Des registres militaires ont été falsifiés. Des noms ont été rajoutés sur les listes des pertes, mais ces gens-là, des adolescents, n’ont jamais servi dans les régiments en question. Il s’agit des Infanterieregimenter 9, 20, 23, 29 et 49 et des chasseurs volontaires viennois. Nous voulons uniquement connaître le nom de l’employé responsable de cela.

Sowsky demeura silencieux. Son visage, maintenant non plus buté, mais attentif, le trahissait. Cette manipulation avait été percée à jour et Sowsky était au courant de cette histoire. Les secondes s’écoulèrent, longues comme celles qui précèdent la chute d’une pièce qui roule sur la tranche. La pièce tomba du mauvais côté.

— Je ne vous dirai rien. Cette affaire a été découverte voici quelques semaines...

Il dut faire une pause pour rattraper son souffle. Le document qu’avait tant cherché Relmyer dans le Kriegsministerium existait finalement bel et bien. Cependant, Relmyer ne parviendrait jamais à le trouver. En revanche, il se tenait face à quelqu’un qui avait lu ce courrier ou qui en avait entendu parler.

— Une enquête a débuté, reprit péniblement Sowsky. Elle a été suspendue par la guerre, mais, après la retraite de votre armée, l’investigation reprendra son cours.

— Je suis sûr qu’il y a un suspect ! Son nom ? cria Relmyer.

— Oublié.

Il mentait, c’était évident.

Relmyer tentait de se contrôler. Jusqu’où irait-il pour obliger cet homme à parler ? Pour résoudre son enquête, allait-il devenir un bourreau aussi infect que celui qu’il traquait ? Margont s’exprima d’une voix posée. Il y avait déjà bien assez de tension dans cette pièce sans avoir à en rajouter.

— Vous êtes-vous demandé pourquoi ces falsifications avaient eu lieu ? Savez-vous ce qu’il est advenu des jeunes gens concernés ?

Sowsky ne répondit pas. Oui, il s’était plusieurs fois posé la question. Comme tout fonctionnaire honnête, les tricheries l’écoeuraient.

— Ils ont été assassinés, poursuivit Margont.

Relmyer ne broncha pas. Les yeux de Sowsky se détournèrent. Il n’avait pas envisagé une hypothèse aussi atroce. Il avait cru qu’il s’agissait d’astucieux qui tentaient d’échapper à la justice en se faisant passer pour morts. Relmyer s’avança vers lui et lui murmura :

— Je m’appelle Lukas Relmyer. Relmyer : ce nom-là a failli être ajouté aux autres « erreurs ».

Margont tendit la liste des suspects.

— S’il vous plaît, dites-nous de qui il s’agit.

Sowsky hésita longuement. Enfin, il parla.

— Il n’est pas sur votre feuille. C’est parce qu’il a été renvoyé le jour même où on a découvert qu’il était à l’origine de ces manipulations dont on ignore la raison. Lui clame son innocence. Après la fin de la guerre, il sera convoqué par un tribunal militaire. Il se nomme Hermann Teyhern.