Napoléon se montra alors digne de sa réputation de tacticien génial. Il fit construire un pont, baptisé pont Baillot, reliant l’île de Lobau à la rive est. Or ce pont était situé au nord de l’île et s’orientait en direction du village d’Essling, ce qui semblait indiquer que l’armée française allait tenter un passage en force au même endroit qu’un mois et demi plus tôt. On disposa des canons pour protéger cet ouvrage et, le lendemain, l’île du Moulin fût prise aux quelques Autrichiens qui la gardaient. Il s’agissait d’une bande de terre boisée proche du pont Baillot, placée entre Lobau et la rive est. On installa une batterie dans l’île du Moulin, on construisit deux ponts pour relier cette île à celle de Lobau et à la rive est, on édifia sur la rive est une redoute pour protéger cette tête de pont...
Les Autrichiens étaient perplexes. S’agissait-il d’une diversion ou l’armée française allait-elle réellement prendre la direction d’Essling ? L’archiduc Charles redéploya ses soldats. L’avant-garde commandée par Nordmann et le 6e corps de Klenau se positionnèrent au nord, pour tenir les villages d’Aspern et d’Essling. Le gros de l’armée – constitué par le 1er corps de Bellegarde, le 2e corps d’Hohenzollern, le 4e corps de Rosenberg et le corps de réserve du prince de Liechtenstein – se massa au nord-est, à dix kilomètres de Lobau. Puisque l’archiduc Charles ignorait où les Français allaient apparaître, il avait disposé son armée en tenaille. Si Napoléon attaquait à nouveau au nord, l’avant-garde de Nordmann et le 6e corps de Klenau devraient le contenir, soutenus par le 3e corps de Kolowrat, positionné plus en arrière. La force principale de l’armée autrichienne, au nord-est, manoeuvrerait alors pour enfoncer le flanc droit français. Au contraire, si Napoléon avançait en direction du nord-est, l’archiduc Charles lui tiendrait tête tandis que Nordmann, Klenau et Kolowrat viendraient enfoncer le flanc gauche français.
En réalité, Napoléon s’apprêtait à prendre pied sur la rive autrichienne en dirigeant son armée non pas vers le nord, ni vers le nord-est mais vers l’est. Les Autrichiens croyaient à tort que cette zone marécageuse ne permettait pas à une armée de passer. Par ailleurs, ils pensaient avoir le temps de réagir si leurs ennemis surgissaient en un lieu imprévu. Cependant, en progressant ainsi, les Français seraient obligés de présenter leur flanc gauche aux Autrichiens avant de bifurquer pour se retourner contre eux.
L’armée française passa toute la journée du 2 juillet à se redéployer. Les divisions se croisaient pour gagner des positions précises. Ces masses invraisemblables, baignant dans des bruits de cliquetis et le martèlement lourd des pas des hommes et des montures, donnaient le vertige. Les cuirassiers se déplaçaient en rangs serrés, les têtes des chevaux mordant pratiquement les croupes de ceux qui les précédaient. Les convois d’artillerie s’étiraient sans fin, semant ici ou là un attelage qui avait rompu un essieu. Les colonnes striaient de noir les prés et de nombreux officiers orchestraient ces réagencements, galopant en tous sens. Estafettes et aides de camp zigzaguaient entre les régiments, transmettant sans relâche des ordres : « Pressez le pas ! », « Cédez le passage à la division Durutte ! », « Emboîtez le pas à la cavalerie du général Piré ! », « Dégagez la voie ! »... Leur nombre était tel que, le soir venu, tous les effectifs n’avaient pas encore pu rejoindre leur position définitive dans le vaste dispositif prévu par l’Empereur.
Les soldats tentaient de percer à jour la signification de leur emplacement. Ils voulaient savoir s’ils feraient partie des premiers à monter à l’assaut (pertes lourdes assurées mais aussi meilleures opportunités de promotion). Chaque fois que l’on annonçait à un bataillon qu’il serait placé en tête, des hommes se réjouissaient tandis que d’autres se lamentaient. Chaque régiment n’était qu’un pion sur l’échiquier, tout juste capable d’observer les cases qui l’entouraient immédiatement.
La soirée amena un peu de fraîcheur. Le 18e de ligne s’était installé dans un pré. Chacun se préparait à la bataille à sa façon. Piquebois, le bras en écharpe, dévora à lui seul un poulet rôti. Saber bouillonnait. Il venait de tenir un discours enflammé à sa compagnie, évoquant la gloire des armes et la nécessité de se distinguer afin d’être remarqué par l’Empereur. Il s’était adressé à ces cent hommes comme s’il s’était agi de cent mille. Il pensait ainsi s’entraîner pour plus tard. Dans ces moments-là, il n’était plus lui-même ; l’ambition le rendait arrogant et inspiré. Il ressemblait au joueur forcené dont la main jette à toute allure les pièces sur la table de jeu. Il était prêt, sa compagnie était prête, l’armée, l’ennemi, le monde, l’Empereur : ils étaient tous prêts, alors qu’attendait-on ? Vite, une nouvelle carte ! Convaincu que la guerre le propulserait au sommet de la hiérarchie, il languissait après le carnage. Son esprit, hermétique à toute idée de danger, s’emballait dans des calculs tactiques certes brillants mais qui n’intéressaient que lui. Il faisait les cent pas, prisonnier de cette attente interminable, impatient de leur prouver à tous. Leur prouver quoi ? Mais, tout, bon sang, tout ! Margont l’avait surnommé « lieutenant Beethoven ». Comme le compositeur, Saber avait ses symphonies qui tournaient sans cesse dans sa tête et il cherchait avec avidité une scène et un public. Lefîne était quant à lui dans un tout autre état d’esprit : il pestait.
— Quand je pense à tout le temps qu’il nous a fallu pour construire une cabane sur l’île de Lobau ! Et voilà qu’on nous flanque dehors ! Maintenant, ce sont ces cochons trop bien payés de la Garde qui y dorment ! C’est scandaleux ! Et la solde de juin ! Où est-elle, notre solde de juin ? Le 2 juillet, ce n’est plus juin ! Ou alors, pour la comptabilité impériale, le 2 juillet, c’est le 32 juin. C’est de l’escroquerie ! On nous la paiera après la bataille, quand il n’y aura plus personne pour la recevoir, pour faire de belles économies, comme d’habitude ! On nous oblige à faire la guerre et, en plus, on doit la faire à crédit !
Il parlait, il jacassait... Ses flots d’anxiété se muaient en propos interminables qui, tous, racontaient qu’il était la victime du monde entier. Allongé sur l’herbe, Margont, ayant appris à se rendre sourd pour pouvoir s’entendre penser, réfléchissait à son enquête. Il se leva d’un bond. Il venait d’avoir une idée. Lefine continuait à pérorer.
— Vous vous rendez compte que vous touchez une solde qui est pratiquement huit fois la mienne ? Mais que feraient les officiers sans leurs sergents, je vous le demande ? Qui fait exécuter vos ordres ? Citez-moi une seule bataille remportée par une armée sans sergents ? Hum ? J’attends. Nous autres, les sous-officiers, sommes les mal-aimés de l’armée ! Or, sans nous, le...
— Il faut que nous trouvions des chiens de chasse, le coupa Margont.
— Bien sûr, des chiens... Et des poissons, aussi ?
— Nous avons fouillé les environs de la maison de Teyhern, mais nous pouvons très bien être passés à côté d’une cache, d’un abri souterrain. Des chiens de chasse, eux, utiliseront leur flair ! Allons chercher Jean-Quenin. Un médecin pourrait être utile. Puis nous irons trouver Pagin pour qu’il nous escorte avec quelques hussards.
CHAPITRE XXVII
Margont s’inquiétait pour Relmyer et il poussa un soupir de soulagement en le voyant sortir de la demeure de Teyhern. Le jeune Autrichien, exaspéré, se précipita sur lui. Ses traits tirés donnaient à penser qu’il se réveillait plusieurs fois par nuit, sursautant au moindre bruit, réel ou imaginaire.