— Que faites-vous ici ? Fichez le camp !
Les trois braques qu’un fermier tenait en laisse achevèrent de le décontenancer. Margont lui exposa son idée.
— S’il y a quelqu’un, fasse le ciel que nous le trouvions à temps, lui répondit Relmyer. S’il n’en est rien, disparaissez !
On lâcha les chiens qui se dispersèrent. L’un fila vers la maison tandis que les autres parcouraient les alentours à toute allure, changeant de direction, la truffe au sol et la queue remuante. Relmyer accablait le fermier de questions. Ses bêtes avaient-elles compris ce que l’on cherchait ou allaient-elles lever un lièvre ? Combien de temps leur faudrait-il pour explorer les lieux ? Comment saurait-on quand il conviendrait de renoncer ? Pourquoi l’une d’elles aboyait-elle ? Ne pouvait-elle se taire ? Le propriétaire l’écoutait à peine, maugréant de temps en temps : « Mes chiens connaissent leur affaire : si quelqu’un se trouve dans les environs, ils le dénicheront. » Son visage d’homme âgé s’égayait tandis que le plaisir le gagnait, le rajeunissait. Il se souciait peu de ce que ces maudits Français voulaient. Il adorait braconner. On le payait et il chassait avec ses braques : son monde s’arrêtait là.
Jean-Quenin Brémond n’aimait pas Relmyer. Il entrait dans la catégorie toujours plus vaste de ceux dont les liens avec le jeune hussard avaient été rompus par les coups de lame de celui-ci. Cependant, il voulait aider Margont de son mieux, même si son ami ne l’avait informé de cette histoire que dans les grandes lignes. Le médecin-major patientait donc, mais en se tenant à distance de Relmyer. Le scalpel ne comprend jamais le sabre.
Une bête disparut dans un amas de fourrés, à une soixantaine de pas de la bâtisse, et émit un aboiement douloureux. Ses deux congénères coururent à sa rescousse, les pattes emballées. Tout le monde se précipita dans cette direction. Relmyer, en tête, ralentit et fut dépassé. Il devait aller de l’avant et, en même temps, il était terrifié par ce qu’il risquait de découvrir.
Les chiens raclaient le sol pour déterrer quelque chose. Lefine distribua des pelles et l’on se mit à creuser. Relmyer s’adossa à un arbre. Il se maudissait et priait pour qu’il n’y eût pas de cadavre. Mais, au bout d’un moment, une odeur de putréfaction envahit l’air, exhalée par le trou qui allait grandissant. Margont crut qu’il allait vomir. Le fermier haussa les épaules.
— Vot’gibier est faisandé...
Relmyer aurait voulu le frapper. Margont lui parla avec compassion :
— Il n’est pas au courant de notre affaire, Lukas. Et, si vous vous en prenez à lui, ses bêtes vous écharperont.
Le fermier s’éloigna. Cette histoire prenait un tournant inattendu, aussi voulait-il éviter de trop s’en mêler.
Un hussard demeura avec lui pour le surveiller. Lefine détournait régulièrement la tête, sa bouche cherchant un air moins vicié et ses yeux un autre spectacle.
— Ce n’est pas une cache, c’est une tombe.
Relmyer s’immobilisa, se repliant au fond de son être.
— Regardez la taille de ce cadavre ! s’exclama Margont. C’est celui d’un adulte, pas d’un adolescent d’une quinzaine d’années...
Relmyer s’avança vivement vers lui.
— Qui est-ce alors ?
Margont se tourna vers Pagin.
— Allez chercher le portrait.
Lefine et les hussards s’éloignaient lorsque Margont les rappela à l’ordre.
— Continuons ! Il faut dégager ce corps.
Il montra l’exemple, se forçant à ignorer cette dépouille poisseuse et pestilentielle. Lefine laissa sa pelle s’échapper de ses mains. La vision des vers infestant cette charogne l’épouvantait. Peu à peu, Margont se retrouva seul à creuser.
— Cela suffit, intervint Jean-Quenin Brémond.
— Non, je veux être sûr qu’il n’y a qu’une seule dépouille dans cette fosse, s’obstina Margont.
Relmyer alla chercher des draps dans la maison et l’aida à exhumer le mort. Margont creusa encore un moment. À chaque coup de pelle, Relmyer s’attendait à voir affleurer le visage d’un adolescent. Comme si cette terre, sombre, grasse, avait embaumé et conservé intact le corps d’une autre victime. Relmyer contempla alors les alentours. Allait-il devoir piocher le restant de ses jours pour retrouver tous les disparus ? Margont rejoignit Jean-Quenin.
— Que peux-tu nous dire sur ce cadavre ?
À la différence de ses compagnons, le médecin-major montrait peu d’émotions. La mort était une vieille connaissance.
— Il s’agit d’un adulte. Son âge, je ne saurais le dire. On l’a tué au couteau. Il a été frappé à plusieurs reprises à l’abdomen et au torse. Violemment : certaines côtes se sont même cassées sous l’impact des coups.
Jean-Quenin enroula sa main dans un coin du drap et attrapa l’un des bras du cadavre qu’il examina.
— La victime connaissait probablement son assassin.
— Comment pouvez-vous dire cela ? s’irrita Relmyer.
— Lorsque l’on est attaqué, le premier réflexe est de se protéger avec les bras. Or, ici, on ne note aucune blessure à ce niveau. Cet homme a été surpris par cette agression et le meurtrier se tenait assez près de lui pour pouvoir le poignarder. On ne laisse s’approcher de soi sans méfiance que les gens que l’on connaît.
— Quand l’a-t-on tué ? demanda Margont.
— C’est difficile à dire. La rapidité de décomposition varie en fonction d’un grand nombre de facteurs : la chaleur, l’humidité, la terre qui entoure le corps... Je dirais entre dix et quinze jours.
Relmyer accomplissait des efforts pour se contrôler. Il venait de basculer d’un monde simple et clair – attendre Teyhern dans son salon – à un univers chaotique encombré d’interrogations : qui était cet homme ? Qui l’avait tué ? Pourquoi ?
Margont détaillait la fosse.
— Ce corps a été enterré très profondément pour empêcher l’odeur de se répandre et de nous alerter. De plus, cette tombe était bien dissimulée : nous n’avons rien repéré lors de notre première inspection. L’assassin ne voulait surtout pas que l’on découvre sa victime. Conclusion : ce mort constitue un indice majeur – soit dit sans offense pour son âme – et je veux tout savoir sur lui. Pagin, montrez le portrait au médecin-major. Jean-Quenin, peux-tu nous dire s’il s’agit de la même personne ?
Pagin et Relmyer se regardèrent, déroutés par cette demande qui leur paraissait extravagante. Jean-Quenin Brémond s’exécuta sans chercher à comprendre. Il avait l’habitude des questions saugrenues de Margont.
— Non, il s’agit de deux individus différents.
Relmyer désigna la tête aux traits effacés par la putréfaction.
— Que racontez-vous ? Qu’y a-t-il à voir sur ce visage sinon la mort ? Ils ont à peu près la même couleur de cheveux. Ce pourrait être lui, son frère, son voisin ou la moitié des hommes tués sur terre ces quinze derniers jours.
— Regardez les pommettes.
Non, Relmyer ne parvenait plus à fixer ce cadavre. Il se contenta d’écouter les explications du médecin-major.
— Les os sont saillants chez la victime, pas sur le portrait. La mâchoire inférieure est plus étroite et il a le menton en galoche.
— Peut-être que le peintre a bâclé son travail...
Relmyer se ravisa : la peinture était fort ressemblante. Jean-Quenin Brémond poursuivait son énumération.
— Bien que le nez soit abîmé, il demeure plus massif et plus allongé. Par ailleurs, il se situe dans le prolongement du front. C’est ce que l’on appelle un profil grec. L’homme du tableau présente un nez busqué bien séparé de l’os frontal. L’implantation des oreilles est également plus basse.
Margont rejoignit le fermier en compagnie de Pagin, qui transportait toujours le tableau. Il lui demanda en autrichien :