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— Vous qui habitez non loin d’ici, connaissez-vous l’homme représenté sur ce portrait ?

— Jamais vu.

— Venez avec moi.

Avec beaucoup de réticences, l’homme le suivit jusqu’à la tombe. À peine aperçut-il le cadavre qu’il s’agita, sous le coup de l’émotion.

— Lui, vous le connaissez ! Ne le niez pas ! s’exclama Margont. Qui est-ce ?

— Hermann Teyhern...

— Comment ? s’écria Relmyer.

L’homme était terrorisé. Il s’exprima d’une voix désespérée :

— Je vis tranquille chez moi, j’ai rien vu et je parle pas français. Je vous rends l’argent que vous m’avez donné pour amener mes chiens. Je comprends rien à votre histoire et je vous jure que je dirai rien...

Margont tenta en vain de l’interroger plus avant au sujet de Teyhern, puis dut se résoudre à l’autoriser à partir. Le fermier ne se fit pas prier et décampa avec ses chiens. Margont s’approcha de Relmyer.

— L’assassin connaissait bien Teyhern puisque celui-ci falsifiait les registres pour lui. L’homme que nous recherchons a compris que notre enquête finirait par nous mener ici ou alors il a su que les manipulations de Teyhern avaient été percées à jour. Il devait donc faire disparaître Teyhern. Mais il ne lui a pas mutilé le visage : il ne l’a pas traité de la même façon que ses victimes habituelles. Il a pris la clé de la maison et il a placé son propre portrait dans le salon. Puis il a soigneusement dissimulé le corps. Nous sommes remontés jusqu’au complice. Donc notre piste s’interrompt ici.

Relmyer se mit à invectiver la dépouille en autrichien, lui demandant comment elle avait pu faire cela. Pagin et un autre hussard se placèrent en travers de son chemin, car on avait l’impression qu’il allait se précipiter sur le cadavre pour le rouer de coups.

CHAPITRE XXVIII

Le soir même, tous avaient rejoint leurs campements respectifs. Le ciel était nuageux. La tension se lisait sur les visages. À perte de vue, des soldats bivouaquaient : dans les plaines, les champs, les villages, les fermes, les granges, les bois, les forêts...

Margont tournait en rond, les bras croisés, le front soucieux, comme il le faisait, enfant, dans sa cellule monastique de Saint-Guilhem-le-Désert. Il se répétait qu’il refusait de s’avouer vaincu, mais, en réalité, c’était pire que cela : il ne pouvait pas renoncer.

— Tu as vu à quel point Relmyer a mal accusé ce coup ?

Lefine hocha la tête en omettant d’ajouter qu’il trouvait que Margont n’allait guère mieux.

— Il a déjà de la chance que son chef d’escadron ait fermé les yeux sur son absence. Il faut dire que Batichut adore Relmyer qui lui rappelle ses vingt ans... Vous ne pouvez pas arrêter de tournicoter ?

— Non.

— C’est la fin, décréta Lefine. L’assassin nous a eus. Il est plus malin que nous ou la chance lui a distribué de meilleures cartes, une plus belle main. Maintenant, il nous faut nous concentrer sur un seul objectif : la bataille à venir. Faisons notre devoir, et tâchons d’en ressortir vivants et avec nos membres en place. Je veux bien me battre jusqu’à la mort à condition que ce soit la mort des autres.

— Mais on n’a pas encore perdu !

— Il paraît que nous alignons cent quatre-vingt-dix mille hommes et six cents canons ! Et les Autrichiens, probablement dans les cent quarante mille et quatre cents pièces d’artillerie. Ma source est fiable, il s’agit d’un ami qui sert dans l’état-major général. Mais où sont-ils allés chercher ces trois cent trente mille soldats ? On se croirait dans une vente aux enchères. Qui veut la victoire ? J’ai cent mille hommes pour les Autrichiens, cent mille ! Cent vingt milles pour Napoléon, j’ai bien dit cent vingt milles ! Cent quarante mille pour l’archiduc ! Allons, monsieur Napoléon, un petit effort, que diable ! Cent quatre-vingt-dix mille soldats pour les Français ? Diantre, c’est qu’il ne veut pas perdre, le bougre ! A-t-on jamais vu deux armées pareilles se faire face ? Combien serons-nous la prochaine fois, dix millions contre dix millions ?

— En fait, tout cela est trop parfait et c’est justement là qu’est l’erreur ! s’exclama Margont.

— C’est bien gentil, la supériorité numérique, seulement, à chaque fois qu’un régiment va prendre pied du côté autrichien, toutes les divisions ennemies vont faire converger leurs tirs sur lui. On va arriver les uns après les autres, à la queue leu leu, donc on va en permanence se retrouver à un contre dix. Cela donnera une succession de petites batailles d’Essling. Les Autrichiens nous écraseront méthodiquement, au fur et à mesure que nous débarquerons. Si l’Empereur ne trouve pas une parade, nous serons tous massacrés, quand bien même nous serions un million !

Margont le toisa durement.

— De quoi parles-tu avec tes millions ? Vas-tu m’écouter à la fin ? La piste de Teyhern était un leurre.

Mais elle était trop belle, trop bien réussie pour être aussi fausse que cela. C’est dans le mot « trop » qu’est la solution. Nous n’avons pas cessé de nous rapprocher de l’assassin : nous avons découvert que des registres étaient falsifiés, Relmyer l’a obligé à se montrer à nouveau, nous savons qu’il sert dans les volontaires viennois... La fausse piste Teyhern a fonctionné : Relmyer y a cru, moi aussi... Celui que nous recherchons a paniqué après l’échec de son embuscade. Il a eu très peu de temps pour faire en sorte que nous le confondions avec Teyhern. Pense un peu aux difficultés qu’il a dû résoudre pour monter toute cette mise en scène... Notre homme a préparé son crime d’autant plus rapidement qu’une grande partie de son temps est occupée par l’armée. Comment a-t-il pu agir aussi vite ? Il devait bien connaître Teyhern, il savait tout de lui. De plus, s’il nous a laissé un élément aussi précieux que son portrait, c’est qu’il est aux abois ! Nous sommes tout proches du vrai coupable ! C’est comme si nous avions frappé à la mauvaise porte, mais que nous nous trouvions dans la bonne rue. L’assassin et Teyhern se connaissaient extrêmement bien ! Il faut en apprendre plus sur ce Teyhern.

Lefine empoigna un bâton et tisonna le feu qui tardait à cuire la soupe.

— On a cent quarante mille Autrichiens d’un côté, un meurtrier de l’autre, et vous, vous vous inquiétez de cet homme ? On s’occupera de cela après la bataille ! Je sais, il se peut que cet assassin ait enfermé un adolescent quelque part. Mais c’est seulement une hypothèse.

— J’y crois, moi, à cette possibilité. Et il n’y a pas que cela. Nous sommes très près de lui, il a assassiné son complice, l’armée autrichienne enquête sur cette affaire de registres falsifiés... Pour lui, c’est la fin : il a tenu longtemps, mais son monde d’hypocrisies et de manipulations commence à se fissurer de toutes parts. Si ce n’est pas nous qui l’identifions, ce sera Relmyer, ou Luise, ou les autorités militaires autrichiennes... Il va s’enfuir, Fernand. Il sait qu’on va le démasquer, ce n’est plus qu’une question de semaines, voire de jours. La bataille le retient ici, car de nombreuses patrouilles pourchassent les déserteurs. Mais, dès qu’il en aura l’occasion, il quittera la région, voire l’Autriche. Il ne nous reste presque plus de temps.

Margont cessa enfin de faire les cent pas, il venait de prendre une décision.

— Je vais aller voir Luise. Elle seule peut dresser la biographie de Teyhern.

— Vous plaisantez ? Et les ordres ? Nous ne devons pas quitter le régiment. La gendarmerie impériale ne badine pas avec cela quand une bataille est imminente.

— Jean-Quenin va me griffonner un papier. Il prétendra que je suis atteint du typhus et on me fuira avec épouvante. Je pars tout de suite. Je serai de retour avant la nuit.

Margont était trop têtu pour que quiconque puisse le faire changer d’avis. Si le chef de bataillon s’étonnait de cette absence, Lefine, Saber et Piquebois raconteraient n’importe quoi. Ils avaient l’habitude.