Выбрать главу

CHAPITRE XXIX

Margont se faufila dans la cohue des déplacements, croisant de longs convois d’artillerie qui bloquaient les routes, des régiments retardés, des blessés rétablis qui cherchaient leur bataillon, des estafettes énervées... Dans Vienne, il contourna les avenues, son cheval pataugeant dans la boue des ruelles, tandis que les larges voies pavées résonnaient du passage des sabots d’escadrons.

Luise, à sa fenêtre, observait ces mouvements de troupes. Elle guettait l’improbable passage de Relmyer ou de Margont et se désolait de la taille de cette armée qui s’apprêtait à déferler sur les siens. Elle fut sidérée en apercevant la silhouette de Margont se détacher derrière la grille du jardin. Elle s’empressa d’aller lui ouvrir, sourde aux protestations de sa mère, et l’entraîna à l’écart, dans une antichambre, tandis que Margont se confondait en excuses.

— Comment allez-vous ? Votre blessure est-elle guérie ? demanda-t-elle immédiatement.

— Je vais très bien, je suis rétabli.

— Et Lukas ? A-t-il enfin trouvé ce Teyhern ? Celui-ci a-t-il avoué ?

Margont informa Luise de ce qui s’était passé. Le visage de celle-ci s’obscurcit. De vieilles douleurs refaisaient surface, se mêlant à l’inquiétude présente.

— Cela dure depuis si longtemps et, à chaque fois que l’on croit le tenir, il disparaît à nouveau. Cela ne finira donc jamais ? C’est à croire que nous sommes tourmentés par un fantôme.

Margont buta sur ce dernier mot.

— Luise, il faut que vous en appreniez le plus possible sur ce Teyhern. Celui que nous recherchons est l’un de ses proches, quelqu’un qui le connaît extrêmement bien.

— J’ai déjà commencé, je savais que cela vous serait peut-être utile. Mais ce n’est pas simple... Vienne est sens dessus dessous... Comme nos vies.

— Le temps presse. Je pense que notre homme s’enfuira dès qu’il en aura l’occasion...

Margont déposa le portrait du coupable sur une commode.

— Ce tableau est petit et donc facilement transportable. Montrez-le chaque fois que possible aux gens que vous interrogerez.

Luise contempla ce visage qu’elle découvrait pour la première fois. Il esquissait un sourire. Elle avait l’impression qu’il les narguait. Lorsque cet homme avait posé pour ce peintre, n’avait-il pas envisagé l’éventualité qu’un jour des gens le recherchant pour ses crimes contempleraient ce portrait ? N’était-ce pas là l’explication de ce sourire ironique et méprisant ?

Luise détourna la tête et fixa Margont droit dans les yeux.

— Votre régiment et le 8e hussards seront-ils tenus en réserve ou placés en tête ?

— Seul l’Empereur le sait.

— Lukas et vous, je vous défends de vous faire tuer ! Débrouillez-vous comme vous voudrez.

Mme Mitterburg demanda à travers la porte si tout allait bien. Luise répondit sèchement que oui. Tout à coup, un barrage se brisa en elle et elle se sentit frêle, insignifiante, dérisoire. C’était peut-être la dernière fois de sa vie qu’elle voyait Margont. En une seule journée, la guerre pouvait le tuer et anéantir Lukas. Voilà qu’elle pouvait tout perdre à nouveau ! Elle avait reproché à Relmyer de ressusciter le passé au risque de commettre les mêmes erreurs, mais elle agissait pareillement en s’attachant à des gens qui seraient peut-être tous foudroyés le lendemain.

— Quand cette guerre cessera-t-elle enfin ? murmura-t-elle.

Mais cette peur n’était qu’une parcelle de la vague de crainte qui la submergeait. Vivement, elle prit Margont dans ses bras et le serra de toutes ses forces. Soudain, elle l’embrassa, encore et encore, ne parvenant plus à s’arrêter, craignant que, lorsqu’elle libérerait ses lèvres, il ne s’empresse de lui dire qu’il était obligé de partir. Sa mère frappa à la porte. Margont rompit le baiser. Luise se pencha alors à son oreille et lui dit de façon à peine audible :

— Désertez...

Il se dégagea de son étreinte, feignant de ne pas avoir entendu.

— Je dois rejoindre mon régiment. Dès que cela nous sera possible, Lukas et moi, nous reviendrons vous voir et nous examinerons ensemble ce que vous avez découvert sur Teyhern. Quand notre enquête et la guerre seront terminées, nous serons tous libres. Alors, vous et moi, nous pourrons...

— Pas de promesses ! l’interrompit-elle. Revenez vivants tous les deux, c’est tout ce que je désire pour l’instant. Lukas vous a entraîné dans cette histoire et vous, vous m’avez juré de veiller sur lui. Si l’un de vous deux meurt, je ne parviendrai jamais à pardonner à l’autre. Occupez-vous donc de rester en vie.

CHAPITRE XXX

Le 3 juillet, les divisions achevèrent enfin leur redéploiement.

Le 4 juillet, les corps d’armée reçurent des ordres précis concernant les manoeuvres qu’ils allaient exécuter. Pendant ce temps, l’archiduc Charles ordonna à l’archiduc Jean, son frère, d’abandonner sa position près de Presbourg, au sud, car il devenait clair que les Français n’attaqueraient pas dans cette zone. Les treize mille hommes disponibles de Jean devaient rejoindre le plus vite possible l’aile gauche de l’armée principale. Cependant, des pluies torrentielles retardèrent la transmission de ce message et cette force ne se mit en mouvement que le lendemain matin.

Vers vingt et une heures, Napoléon mit à profit le manque de visibilité dû à la pluie. Il commença à faire débarquer des troupes à l’aide des canonnières, des bateaux et des barques. Les Français refoulèrent sans mal les petites unités autrichiennes placées en surveillance. Les innombrables batteries de Lobau ouvrirent le feu sur les villages d’Aspern et d’Essling, immobilisant les troupes autrichiennes les plus avancées et faisant diversion. Napoléon envoya la division Legrand prendre position sur la rive est, mais au niveau de l’ancienne tête de pont, dans le but de laisser croire qu’il allait utiliser le même champ de bataille qu’au mois de mai. L’archiduc tomba dans ce piège et ordonna aux forces d’Aspern et d’Essling de bombarder la partie nord de Lobau. Il pensait que ses boulets semaient la destruction chez les Français et leurs alliés alors que ceux-ci se rassemblaient en réalité dans l’est de l’île. Charles fit également lâcher dans le Danube des barques enflammées qui ne parvinrent pas, cette fois, à endommager les ponts renforcés et protégés.

Vers une heure trente, on assembla les pièces détachées du premier pont préconstruit afin de relier la partie est de Lobau à la rive est. Celui-ci fut achevé en cinq minutes. Deux autres allaient suivre. Les régiments se mirent aussitôt à traverser en masse, inondés par la pluie et assourdis par le tonnerre et les bombardements.

Les hommes avançaient en rangs serrés qui se délitaient parfois au moment de prendre pied sur les ponts. Les officiers réorganisaient les soldats sur l’autre rive et les colonnes reprenaient leur marche. En attendant l’aurore, seules des torches permettaient d’y voir. D’heure en heure, la Grande Armée constituait une formation extrêmement dense : les corps d’armée de Masséna, d’Oudinot et de Davout marchaient en tête, appuyés par la cavalerie légère de Montbrun et les dragons de Grouchy. Les Français se positionnaient rapidement sans perdre leur cohésion. Lorsque l’archiduc Charles comprit enfin le plan de Napoléon, il envoya précipitamment quelques troupes pour empêcher les Français de se déplacer à leur guise. Mais celles-ci ne purent perturber la marche des soixante mille hommes d’Oudinot et de Davout. Pendant ce temps, le 4e corps de Masséna prit à revers les villages d’Essling et d’Aspern.

À dix-huit heures, le succès était complet pour Napoléon. Son armée avait traversé sans encombre le Danube et manoeuvré avec une célérité spectaculaire. Les Autrichiens, pris de vitesse, n’avaient pas pu entraver ce déploiement. La Grande Armée occupait l’immense plaine du Marchfeld, le terrain choisi par l’Empereur. Elle formait un arc de cercle convexe adossé au fleuve. Le centre se situait à une dizaine de kilomètres au nord-est des ponts. La majorité des troupes composait cette portion du front : les corps de Bernadotte, de Macdonald, de Grenier, de Marmont et d’Oudinot. La Garde impériale se tenait en retrait avec la cavalerie lourde de Bessières, soit huit mille cuirassiers et carabiniers. Le flanc gauche, étendu sur dix kilomètres, était relativement faible. Il dépendait uniquement d’une partie des Saxons de Bernadotte et du 4e corps de Masséna. Dans le dos de ce dernier se trouvaient les villages d’Aspern et d’Essling. L’aile droite était constituée par le 3e corps de Davout, la cavalerie légère de Montbrun et les dragons de Pully et de Grou-chy. Napoléon s’était donc constitué une forte droite, très mobile du fait de l’abondance de cavalerie, et un centre puissant qu’il voulait utiliser comme un marteau phénoménal pour enfoncer le centre autrichien. Ces concentrations de soldats s’étaient faites au détriment de sa gauche.