Elle s’exprimait avec beaucoup de sang-froid en dépit de la vue de ces corps martyrisés et du poids de ces regards posés sur elle. Margont fut envahi par un désarroi teinté de jalousie. Il était blessé, mais aucune femme n’avait de raison de le chercher. L’Autrichienne s’engouffra dans un bois où l’on comptait plus d’hommes écharpés que de troncs. Un cuirassier lui fit signe du bras. Sa bouche saignait, ornant sa grosse moustache rousse d’une mousse écarlate.
— La soeur charmante que voilà !
L’Autrichienne secoua la tête.
— Je ne suis qu’une amie. Il n’a plus de famille, il est orphelin.
— Moi aussi, je suis orphelin ! annonça joyeusement un voltigeur aux mains pansées. Et je n’ai pas d’amie !
Margont arriva sur ces entrefaites. Il s’inclina courtoisement.
— Mademoiselle, je me présente : capitaine Margont, 18e régiment d’infanterie de ligne. Peut-être accepteriez-vous mon aide pour vos recherches ?
Trop chevaleresque : la jeune femme réprima un sourire. Elle l’examina brièvement, tentant d’évaluer si elle pouvait lui faire confiance.
— Avec plaisir. Mon nom est Luise Mitterburg. Savez-vous où il y a d’autres prisonniers et d’autres blessés ?
Partout, faillit répondre Margont.
— Suivons le rivage, déclara-t-il.
Le voltigeur oublié les regarda s’éloigner. Ça, pour voltiger, il voltigeait : on l’expédiait bien trop souvent en première ligne à son goût.
— Les belles pour les officiers, les donzelles pour les troupiers et le malheur pour les voltigeurs, conclut-il.
Deux personnes accompagnaient Luise. Une vieille dame renfrognée et vêtue de noir et un domestique âgé. Luise oscillait entre découragement et obstination.
— J’ai passé une partie de mon enfance dans un orphelinat, expliqua-t-elle spontanément. Je suis très liée à cet établissement, comme vous l’imaginez, bien que j’aie eu le bonheur d’être adoptée. L’un des pensionnaires, Wilhelm Gurtz, un adolescent, a disparu voici trois jours. Nous le cherchons partout. Peut-être s’est-il enrôlé dans un régiment de volontaires sur un coup de tête ! Il faut absolument le retrouver.
Sa voix s’éteignit presque en prononçant cette dernière phrase. Mais ses yeux restaient secs. Margont demanda :
— À quoi ressemble-t-il, votre...
— Plutôt gros, avec des joues pleines. La solitude et la tristesse le poussent à manger. Blond paille, tassé sur lui-même, les jambes arquées, la démarche lente. Des yeux très bleus. Il paraît plus jeune que son âge. On ne le prendrait quand même pas dans un régiment... Ah, bien sûr que si ! Les régiments acceptent tout le monde Bientôt, on composera des bataillons avec des vieillards, et des enfants.
C’était déjà le cas, en fait. Quant à ce qu’il en était de la limite d’âge inférieure... Dès dix ans, on pouvait être enfant de troupe et accompagner une compagnie, à quatorze, jouer dans la musique régimentaire et, à seize, s’enrôler comme combattant.
— Eh bien, capitaine, que proposez-vous ?
— Les prisonniers sont rassemblés...
— Je m’y suis déjà rendue.
Cette façon qu’elle avait de le bousculer irritait Margont et le séduisait à la fois.
— Pourquoi regardez-vous sans cesse dans cette direction ? interrogea-t-elle en indiquant Aspern.
Les bois alentour dissimulaient le village en ruine, mais de grosses colonnes de fumées blanches ou noires signalaient sa présence. Cette Autrichienne se montrait bien perspicace.
— Hier, je me trouvais là-bas, répondit Margont. J’y ai reçu ma blessure. Mes amis y sont probablement toujours. Tout a pourtant été détruit, je me demande ce qui peut bien continuer à flamber.
— Quand la guerre a tout ravagé, il faut encore qu’elle brûle les cendres.
Luise s’adossa à un arbre. Une pellicule de sueur recouvrait son visage. La chaleur écrasait les lieux et la vision des blessés rendait l’atmosphère plus suffocante encore.
— Je ne vais jamais le retrouver. Qui se soucie d’un orphelin alors que la guerre plonge le monde dans le chaos ?
— Moi, répliqua Margont.
Elle rit. Il était impossible de savoir si c’était par moquerie ou pas.
— Pourquoi donc ?
Margont hésita. Puis il en dit plus qu’il ne l’aurait voulu.
— Parce que, à une époque, d’une certaine manière, moi aussi, je me suis retrouvé orphelin.
C’était trop ou trop peu. Pourtant, Luise répliqua de façon déroutante :
— Cela ne m’étonne pas. Je l’avais deviné.
Son visage blêmit. Elle oublia l’existence de Margont et se dirigea vers un homme grisonnant qui errait parmi les blessés en tentant d’éviter de les voir. Avec ses yeux rougis par les larmes et ses vêtements noirs, il évoquait un corbeau de mauvais augure. Quand il l’aperçut, il secoua tristement la tête.
— Il est mort, annonça-t-il en autrichien. Ce n’est pas la guerre. C’est un meurtre.
— Nous nous en doutions, non ? répondit-elle avec un aplomb surprenant.
— Des soldats français gardent sa dépouille. Ils posent des tas de questions et ils ne veulent pas nous remettre le corps. Ils pensent que c’était un espion ou un partisan. Pis encore, ils exposent son cadavre près d’Ebersdorf.
— Leurs insuccès militaires les rendent agressifs et stupides. Ils...
Elle s’interrompit. Il venait de lui venir à l’idée que Margont pouvait comprendre l’autrichien. Belle intuition. Quoiqu’un peu tardive... Elle se tourna vers lui et, inclinant légèrement la tête sur le côté, elle déclara d’une voix affable, en français :
— On vient de m’apprendre que Wilhelm a été retrouvé. Juste à côté d’ici. Hélas, il...
Elle avait du mal à poursuivre. Margont lui épargna cela.
— Je parle votre langue.
Loin d’être gênée par cette annonce, elle enchaîna :
— C’est un bien grand malheur de ne pouvoir ensevelir ce garçon en terre consacrée. Je sais que j’abuse, mais peut-être que vous, un officier, vous pourriez nous aider à régler ce malentendu en discutant avec les autorités de votre armée. Nous souhaitons seulement comprendre ce qui s’est passé et lui offrir une sépulture décente. Je vous en prie...
Elle tentait de l’amadouer en jouant les jeunes femmes frêles et désemparées. Or Margont était persuadé de deux choses : elle n’était ni frêle, ni désemparée. Il s’exhorta intérieurement à refuser, puis il céda sans même comprendre pourquoi.
— Je vais faire mon possible.
— Je vous remercie mille fois, s’empressa-t-elle d’ajouter afin de sceller cette promesse.
Margont rejoignit Jean-Quenin Brémond en se maudissant. Cette femme l’avait manipulé ! Et que pour-rait-il bien leur dire, aux « autorités de son armée » ? Ah, elle l’avait bien eu, mais le pire, c’était qu’il avait capitulé devant elle en toute connaissance de cause. Par ailleurs, le mot « meurtre » avait été prononcé. Cette histoire prenait une ampleur imprévue.
Il demanda à Brémond de lui rédiger un sauf-conduit, afin qu’on ne le prenne pas pour un déserteur. Une balle avait failli lui percer le ventre, inutile de risquer d’en ajouter une douzaine d’autres délivrées par un peloton d’exécution.
— Cela ne sera pas long, expliqua-t-il. Je pense que je ne suis pas en état de me battre, mais je peux me déplacer...
Jean-Quenin Brémond acquiesça.
— Cesse de m’importuner avec ta culpabilité : tu n’es pas en état de rejoindre ta compagnie pour l’instant. De toute façon, le pont nous reliant à la rive autrichienne est à nouveau coupé. Et quand on l’aura réparé, nos maréchaux préféreront faire passer les régiments qui n’ont pas encore combattu, plutôt que des groupes hétéroclites et désorganisés d’éclopés qui ne savent même pas où se trouve leur bataillon.
Jean-Quenin haïssait toutes ces formalités administratives dont l’armée se montrait si friande. Il prenait un malin plaisir à les tourner en ridicule en s’y conformant à la lettre. Il griffonna donc une lettre illisible qui chargeait Margont de parcourir les environs afin de se livrer à des réquisitions pour le compte du Service de santé des Armées : linge pour faire de la charpie, vivres, eau-de-vie...