Les sept mille hommes du général Legrand faisaient mouvement vers l’arrière d’un pas croissant. De fortes détonations retentirent, se succédant de plus en plus vite jusqu’à se mêler en un fracas continu. Les Autrichiens de Bellegarde avaient installé des batteries en avant du village d’Aderklaa et bombardaient les Français à bout portant. Les boulets emportaient des files de fantassins, causant d’épouvantables trouées. La division Legrand ressemblait à une créature titanesque à laquelle l’artillerie autrichienne arrachait des lambeaux de chair. Un boulet ricocha près de Margont et s’abattit sur sa compagnie, fauchant une série de jambes. Margont s’arrêta, pétrifié, puis il suivit mécaniquement la marche rétrograde.
— Serrez les rangs ! criait-il, l’esprit concentré sur une seule idée : si la division perdait sa cohésion, elle serait exterminée.
Le flanc et le centre gauches français étaient au bord de l’effondrement. Le 1er corps de Bellegarde et le corps d’élite de Liechtenstein auraient pu lancer une attaque massive sur cette portion affaiblie de la ligne adverse. Mais l’archiduc Charles était un stratège prudent. Il exigeait qu’un corps ne s’avance qu’après s’être assuré de maintenir ses liens avec les corps voisins, afin d’éviter la formation de brèches. Bellegarde attendait donc pour agir l’arrivée du 3e corps de Kolowrat, sur sa droite. Mais celui-ci devait parcourir encore plusieurs kilomètres, car il avait été positionné trop à l’ouest, l’archiduc ayant cru que Napoléon choisirait le même champ de bataille qu’au mois de mai.
Napoléon mit à profit ce relatif répit. Il sillonna la zone menacée et parvint à rallier une partie des fuyards. Il envoya aussitôt les restes des régiments saxons au centre de son dispositif – l’endroit le plus sûr – pour que ceux-ci se ressaisissent. Les divisions Carra Saint-Cyr et Legrand interrompirent leur retraite et commencèrent à se replacer en bataille. Les cuirassiers de Nansouty, venus en renforts, assuraient leur protection. Napoléon assista alors à un spectacle impressionnant. L’aile droite ennemie passait enfin à l’action, après un retard dû à la lenteur de fonctionnement de l’armée autrichienne. Les seize mille hommes du 3e corps de Kolowrat s’apprêtaient à attaquer le nord-est du flanc gauche français tandis que les quatorze mille soldats du 6e corps de Klenau marchaient contre le sud-ouest, défendu uniquement par la division Boudet et l’artillerie lourde de l’île de Lobau. De longues et épaisses colonnes blanches avançaient dans un bruit sourd. Elles striaient la plaine en ordre parfait.
C’était à la fois une bonne nouvelle et une catastrophe pour Napoléon. Une bonne nouvelle puisque les Autrichiens se jetaient dans son piège. Une catastrophe parce que, avec la situation particulièrement mauvaise de l’aile gauche et du centre gauche, on pouvait se demander si ce n’étaient pas finalement les Français qui allaient tomber dans leur propre traquenard. Une course démarrait : Napoléon devait enfoncer le centre autrichien avant que ses adversaires ne balayent son flanc gauche.
Napoléon ordonna au méthodique maréchal Davout, qui commandait l’aile droite et venait de repousser l’assaut des Autrichiens de Rosenberg, d’attaquer le flanc gauche ennemi. Davout devait s’emparer du village de Markgrafneusiedl, situé à l’extrémité du plateau de Wagram. Le général Oudinot, lui, reçut l’ordre d’assaillir le centre adverse. Des quantités de troupes bleues se portèrent en avant tandis que des cavaleries bigarrées se chargeaient. Les Français s’acharnaient, les Autrichiens aussi. La ligne de front attirait constamment des renforts issus des deux camps, dévorant les régiments avec une avidité impossible à rassasier.
Sur la gauche, le danger allait grandissant. La division Boudet, submergée, reculait, encore et toujours, tentant de ralentir autant que possible les flots d’Autrichiens qui longeaient le Danube. Le général Boudet avait voulu se retrancher dans Aspern. Mais les hussards de Wallmoden venaient de massacrer ses artilleurs et lui avaient pris ses quatorze canons. Il avait donc déjà commencé à évacuer le village sous les coups de sabre... Au lieu d’envoyer des renforts à sa gauche, Napoléon choisit de conserver son infanterie de réserve, afin de l’utiliser plus tard pour exploiter une éventuelle percée du centre autrichien. Il improvisa donc une solution : le 4e corps de Masséna allait se former en colonne de marche et descendre vers le sud-ouest pour stopper le 6e corps de Klenau. Le problème, c’est qu’en manoeuvrant ainsi, Masséna devait d’abord tourner le dos aux Autrichiens du 1er corps de Bellegarde et du corps d’élite de Liechtenstein. Ensuite, il exposerait son flanc au 3e corps de Kolowrat avant d’arriver, enfin, au niveau des villages d’Aspern et d’Essling, près du Danube, pour affronter Klenau. Cette marche descendante de huit kilomètres le long du flanc gauche français s’annonçait extrêmement dangereuse. Pour essayer de protéger ce mouvement, Napoléon décida d’utiliser la cavalerie et l’artillerie au lieu de l’infanterie, ce qui était tout à fait inhabituel dans ce cas de figure. La cavalerie légère de Lasalle, celle lourde de Nansouty et celle de la Garde allaient charger les Autrichiens afin de les immobiliser. Le général Lauriston, qui commandait l’artillerie de la Garde, reçut pour mission de constituer une batterie géante. Il rassembla toutes les pièces d’artillerie qu’il put trouver – celles de la Garde, du prince Eugène et des Bavarois du général de Wrède – et commença à disposer cent douze canons sur une ligne de deux kilomètres, le long du nord-est du flanc gauche, en remplacement des troupes de Masséna qui allaient partir. En outre, Napoléon donna l’ordre de reprendre le village d’Aderklaa. La division Molitor, du 4e corps de Masséna, parvint à s’en emparer. Mais il paraissait clair qu’elle ne le garderait pas, car les Autrichiens tenteraient tout pour récupérer cette position. Aderklaa devait tenir le plus longtemps possible afin d’occuper les troupes de Bellegarde et de Liechtenstein. En somme, ce village servirait de paratonnerre pour protéger les arrières du 4e corps.
La majorité du corps de Masséna se forma donc en colonne. Puis les officiers supérieurs ordonnèrent : « Colonne, tête gauche. » Cette formation colossale, lourde de vingt mille hommes, débuta sa marche vers le sud-ouest. Les simples soldats, qui ignoraient tout de la situation, étaient consternés.
Margont était à la tête de sa compagnie, l’épée à la main.
— Mais où va-t-on ? se demandait Saber à haute voix. Et si nous partons, qui constituera le nord du flanc gauche ?
Dans les rangs, les fantassins se jetaient des regards effarés ou interpellaient les sous-officiers.
— On bat en retraite, sergent ? demanda un conscrit à Lefine.
— Tout va bien ! Tout se passe comme prévu ! assura celui-ci.
Une batterie autrichienne tonna au sud, près du Danube.
— Nous sommes encerclés ! hurla un fusilier.
— Le petit Corse est battu ! surenchérit quelqu’un d’autre.
À nouveau, l’ordre des compagnies s’altéra. Des fantassins accéléraient le pas, des lignes entières s’arcboutaient... Sergents et capitaines s’empressaient de rétablir la cohésion. La colonne géante de Masséna ressemblait à un château de cartes sur le point de s’effondrer.
Margont foulait des champs de blé doré. Il dissimulait son inquiétude. Il y avait des Autrichiens massés dans son dos, tout le long de sa droite et face à lui, au sud-ouest. Il apercevait partout des colonnes ennemies pareilles à de gigantesques vers blancs qui rampaient vers eux dans la plaine pour les dévorer. L’aile droite autrichienne les surpassait largement en nombre et elle n’avait pratiquement pas combattu.
— Ralentissez le pas, caporal Pelain ! s’exclama-t-il pour la cinquième fois, car sa compagnie avait tendance à rattraper celle qui la précédait.
Des sifflements aériens lui répondirent et des explosions retentirent de tous les côtés. Un obus s’abattit au milieu de sa compagnie, projetant en l’air des corps disloqués. Les boulets, eux, fauchaient des rangées de soldats, boules noires qui faisaient éclater des quilles alignées... Les survivants, éclaboussés par les débris humains, traversaient les accumulations de fumée blanche en piétinant des corps mutilés. Des éclats incandescents allumaient des feux et ces foyers brûlaient vifs les blessés incapables de se déplacer. En dépit de ces visions insupportables, la formation devait à tout prix conserver son ordre, afin d’intimider les Autrichiens pour les tenir à distance. Margont, blême, criait :