— Serrez les rangs ! Maintenez l’ordre ! Réalignez-vous !
Des centaines d’autres voix répétaient les mêmes phrases tout le long de la colonne, en un écho sans fin haché par les explosions et les hurlements des blessés.
La Grande Batterie n’était pas encore prête à soutenir le 4e corps de Masséna. Les attelages filaient vers leurs positions ou les artilleurs s’activaient comme des fourmis autour de leurs pièces pour les préparer à tirer. Un canon tous les vingt pas, sur deux kilomètres. On n’avait jamais vu cela.
Masséna décida de lancer sa cavalerie légère contre l’ennemi, afin de l’empêcher de se précipiter sur son flanc pour achever ses troupes massacrées par les boulets. Charger une armée adverse en ordre de bataille n’était pas le rôle habituel des hussards et des chasseurs à cheval. Normalement, ceux-ci effectuaient les reconnaissances, harcelaient l’ennemi et le poursuivaient lorsqu’il battait en retraite. Mais Masséna ne disposait plus que des cavaleries légères de Lasalle et de Marulaz. Ces deux mille combattants fondirent donc sur les seize mille hommes du 3e corps de Kolowrat.
Les cavaliers filaient dans le martèlement du galop, les hennissements et le fracas des trompettes. Le 8e hussards était en tête, chevauchant en groupes épars. Relmyer était parmi les premiers. Pagin et le chef d’escadron Batichut le devançaient de peu, talonnant le général Lasalle et son escorte. Les hussards criaient, le visage fouetté par le vent, le sabre brandi, excités par l’ivresse de la vitesse et par la folie de la guerre. Ils voyaient grandir rapidement les masses ennemies.
Sous leurs yeux, des régiments se formaient en catastrophe en carré, des lignes de fusiliers autrichiens ou hongrois épaulaient, des bataillons de la Landwehr ou des volontaires s’organisaient tant bien que mal, des artilleurs rechargeaient leurs canons, des uhlans, tout de vert vêtus, cavalcadaient pour se rassembler avant de charger à la lance les assaillants... Relmyer se tenait courbé sur le cou de sa monture, son sabre à la main. Pagin, droit sur sa selle, agitait sa lame en hurlant : « Hourra ! Hourra ! » Les Autrichiens disparurent dans les fumées blanches de leur fusillade. Pagin fut fauché en pleine jeunesse d’une balle dans le coeur. Des hussards vidaient les étriers, s’effondraient avec leurs chevaux, se faisaient mettre en pièces par les boulets ou la mitraille... Les cavaliers s’abattirent sur les Autrichiens. Ils sabraient les artilleurs, massacraient les fantassins isolés, malmenaient les régiments... Relmyer se jeta sur un groupe de soldats aux manteaux gris. Subitement, il tressaillit. Ici ! Juste là ! Il venait de l’apercevoir. Lui ! L’homme qu’il traquait ! Relmyer se mit à sabrer avec furie pour se frayer un passage jusqu’à son bourreau. Mais il lui semblait que ce visage se déplaçait, disparaissait pour réapparaître ailleurs, tel un reflet qui se serait promené de face en face sur cette foule. Relmyer frappait, frappait, frappait... Des silhouettes s’écroulaient, des soldats se jetaient à terre pour éviter sa lame, beaucoup s’enfuyaient et se faisaient tuer par d’autres hussards... La formation finit par se disloquer. Il s’agissait d’un bataillon de la Landwehr de Prague et non de volontaires viennois.
Finalement, les cavaliers plièrent sous le nombre et repartirent au galop sous les balles et les boulets autrichiens, en emportant deux canons volés à l’ennemi.
Pendant ce temps, la Grande Batterie avait achevé de se positionner. Les cent douze canons ouvrirent alors le feu sur le 3e corps de Kolowrat, générant un vacarme tonitruant qui amenait les esprits au bord de la folie. Les boulets semaient le chaos chez les Autrichiens, couchant les rangs, déchirant les lignes, tronçonnant les colonnes, faisant exploser les caissons d’artillerie... Kolowrat, arrêté par ce tir de barrage, fit reculer ses troupes pour les mettre hors de portée de la mitraille. Il plaça toutes ses pièces en position et ordonna un tir de contre-batterie. Tandis que les deux artilleries se livraient un duel titanesque, se pulvérisant réciproquement canon pour canon, le 4e corps de Masséna poursuivait sa route sous cette haie de projectiles. Pour encourager ses soldats, Masséna fit placer à la tête de sa colonne les musiciens d’un régiment qui entonnèrent des marches militaires. Le tambour-major, en habit chamarré, faisait pirouetter sa canne à pommeau d’argent...
L’attaque contre le centre autrichien tournait à l’avantage des Français. En dépit des mêlées et des contre-attaques, Charles ne parvenait pas à enrayer cette progression.
Cependant, la gauche française demeurait en péril. Au nord-est, le vacarme de la Grande Batterie s’atténuait petit à petit. Les tirs autrichiens décimaient les artilleurs. Napoléon décida de cacher cette faiblesse, autrement l’archiduc aurait aussitôt donné l’ordre à ses troupes d’attaquer cette partie du front. Il fît appel à des volontaires dans les rangs de sa Garde, qui vinrent se mêler aux canonniers rescapés. Ils manoeuvraient les pièces au milieu des cadavres des artilleurs qu’ils remplaçaient et qu’ils rejoignaient dans la mort, les uns après les autres, avant d’être remplacés à leur tour. La Grande Batterie reprit sa cadence de tir et les Autrichiens ne réalisèrent pas à quel point cette position se fragilisait sous leur pluie de boulets. Au sud-ouest, la situation virait au désastre. La pauvre division Boudet n’en finissait plus de se replier et se trouvait maintenant au niveau de Lobau. La marche du 6e corps de Klenau paraissait irrésistible et les Autrichiens s’approchaient des ponts, la seule voie de retraite française.
Face à ce danger, Napoléon dut se résoudre à modifier ses plans. Au lieu de conserver toutes ses troupes de réserve pour les envoyer ultérieurement contre le centre autrichien, il en préleva une partie importante – l’armée d’Italie du prince Eugène – qu’il décida de diriger vers le nord de son flanc gauche. Ce changement était lourd de conséquences. Il allait permettre de soutenir l’aile gauche. Mais tous les efforts français ne seraient plus concentrés sur un seul et même objectif : enfoncer le centre ennemi. L’éventuelle percée n’aurait donc pas les résultats dévastateurs espérés par l’Empereur.
Le général Macdonald, qui servait sous les ordres du prince Eugène, se vit attribuer cette mission. Affichant ses convictions, il arborait son vieil uniforme de général de la République, ce que Napoléon n’appréciait guère. Il constitua un monumental carré humain d’un kilomètre de côté. Les survivants d’une grande partie de l’armée d’Italie, soit huit mille hommes, se serraient les uns les autres pour en composer les bords, tandis que Macdonald et son état-major se plaçaient au centre, dans l’espace dégagé. Ce carré se mit en mouvement au pas de marche en direction du 3e corps de Kolowrat et du corps d’élite de Liechtenstein.
Macdonald avait choisi cette formation inhabituelle pour se protéger de la cavalerie et parce que ses troupes comprenaient énormément de conscrits. Or ces derniers servaient depuis trop peu de temps pour être capables d’exécuter les manoeuvres de progression en ligne ou de changement de formation sous le feu. Cependant, cette disposition présentait des inconvénients. Elle cheminait lentement et, comme les soldats se trouvaient massés sur une zone restreinte, les tirs convergents des Autrichiens faisaient un carnage. Le carré géant avançait en fondant, laissant derrière lui un tapis de cadavres et de blessés. Il parvenait néanmoins à résister aux attaques des dragons de Schwarzenberg. Les quatre milles cuirassiers et carabiniers de Nansouty et la cavalerie de la Garde le soutenaient en lançant des charges répétées contre les flancs ennemis. Les cavaliers tombaient en pluie sous la mitraille et les balles avant d’être percutés par les cuirassiers de Hessen-Hombourg. Les chasseurs à cheval de la Garde pressaient l’infanterie ennemie qui tenait bon. Les chevau-légers polonais malmenèrent les uhlans de Schwarzenberg et s’emparèrent de leurs lances, s’improvisant lanciers, car il s’agissait de leur arme favorite. Une partie de la Grande Batterie aidait également Macdonald de ses tirs. Les Autrichiens finirent par reculer, mais poursuivirent le combat. Le carré géant de Macdonald cessa d’exister en moins d’une heure. Seuls mille cinq cents soldats en réchappèrent indemnes. Mais les Autrichiens, ébranlés et inquiets pour leur centre et leur flanc gauche, ne parvinrent pas à exploiter ce succès.