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Napoléon lança alors ses ultimes réserves – dont les Bavarois du général de Wrède, en grande tenue comme s’ils allaient défiler, la Jeune Garde et le 11e corps de Marmont – contre le centre et le nord du flanc droit autrichien. Il ne conserva avec lui que deux régiments de sa Vieille Garde. L’archiduc Charles, en revanche, utilisait déjà la totalité de ses soldats disponibles.

Après deux heures d’une marche entrecoupée de combats, la colonne de Masséna arrivait enfin face aux troupes du 6e corps de Klenau.

À cinq kilomètres de là, de l’autre côté du Danube, les Viennois assistaient à la bataille, perchés sur les toits des maisons, les clochers, les remparts et les collines avoisinantes. Des milliers de panaches de fumée noyaient la plaine et le plateau de Wagram et envahissaient le ciel. La moitié du monde semblait brûler. Mais ces spectateurs distinguaient les régiments de Klenau, plus proches d’eux. Ds avaient acclamé ces lignes blanches qui s’écoulaient le long du fleuve, repoussant, encore et encore, les troupes bleues étonnamment peu nombreuses. Cette marche ravageait les arrières français, et jouait ainsi un rôle majeur dans l’issue de la bataille. Puis la colonne de Masséna apparut, glissant lentement dans les champs de blés. Pour les Viennois, il s’agissait d’un monstre, un Léviathan bleu marine parsemé des reflets scintillants des baïonnettes et des sabres. Les forces de Klenau composaient maintenant des taches blanches semblables à d’énormes flocons qui se déplaçaient, changeaient de forme, se regroupaient ou se faisaient absorber par un village. Contemplée d’aussi loin, la guerre avait quelque chose d’abstrait. Le sang n’éclaboussait pas jusque-là.

Les Viennois encourageaient leurs troupes en agitant leurs chapeaux et des tissus blancs. Leurs cris se fondaient dans le fracas des combats. Luise avait le coeur coupé en deux. Tantôt elle se réjouissait de l’avancée des Autrichiens, tantôt elle avait l’impression qu’ils tiraient sur une partie d’elle-même. Elle ignorait que Relmyer et Margont comptaient parmi ces Français qui marchaient sur Aspern et Essling et que, dans les minutes à venir, ils pouvaient effectivement mourir sous ses yeux lointains.

La colonne géante de Masséna se scinda en plusieurs colonnes. Ces branches se ramifièrent à leur tour et bourgeonnèrent en régiments en ordre de bataille.

Masséna dirigeait une partie de ses forces vers l’ouest, contre les divisions Hohenfeld et Kottulinsky.

La division Boudet, qui s’était repliée jusqu’aux ponts, reçut en renfort la cavalerie légère de Marulaz. Elle devait reprendre Aspern. Le général Legrand, lui, avait l’ordre de s’emparer d’Essling, où s’était retranchée la division Vincent. Les canons de Lobau soutiendraient ces assauts.

La compagnie de Margont, forte d’une centaine de soldats, était disposée en colonne sur trois rangs. Les dix-sept autres compagnies du 18e répétaient à l’identique ce motif géométrique, constituant des briques qui s’agençaient en une colonne d’attaque. Le 26e léger, qui précédait le 18e, se formait de la même manière. Ce marteau s’apprêtait à percuter le village d’Essling, où fourmillaient les silhouettes des Autrichiens.

— Qu’est-ce qui se passe ? Où on est ? On perd ou on gagne ? demanda un soldat au visage blanc comme un bol de lait.

Piquebois s’arrêta devant lui.

— Eh bien, je viens d’en discuter longuement avec l’Empereur qui m’a dit ceci : « Mon cher Piquebois, voici mes plans secrets pour la bataille : dites à nos braves soldats de faire feu sur tout ce qui bouge. »

Les ruines d’Essling apparaissaient par instants à travers la fumée des tirs de canons. Les façades des maisons étaient percées de trous de boulets, des Autrichiens se postaient dans les toitures effondrées... Il y avait également des retranchements. Lefine se mit à rire. Il n’en pouvait plus. Un mois et demi plus tôt, il avait failli se faire tuer dix fois dans le village d’Aspern, qui se situait à... deux kilomètres de là. Après six semaines de rencontres, d’émotions et de plaisirs ponctuées par quelques moments de frayeur, voilà qu’il vivait un retour à la case départ, comme au jeu de l’oie. Comme si Dieu ou le Destin s’était dit : « Comment ? Ils ne sont pas tous morts à la bataille d’Essling, ces petits êtres ? Corrigeons cette erreur : renvoyons-les là-bas et, cette fois, tuons-les jusqu’au dernier. » Lefine se montrait souvent ironique, mais il était forcé d’admettre que la vie le surpassait largement dans ce domaine.

La peur, chez Saber, se transmutait en haine. Il allait et venait le long des rangs de la compagnie.

— Souvenez-vous de notre marche sous les boulets ! Il est l’heure de leur rendre la monnaie de leur pièce : faisons-les danser façon Napoléon !

Il s’approcha de Margont, qui regardait la foule des Viennois. La fumée ambiante donnait l’impression que ceux-ci appartenaient à un autre monde qui flottait dans les nuages. Saber pointa l’index dans leur direction.

— Ah, que j’aimerais disposer de canons pour les faire pointer vers là-bas ! Il faudrait juste que ce public s’approche encore...

Le lendemain, il se repentirait d’avoir proféré une menace aussi barbare. Mais en cet instant il pensait ce qu’il disait. La guerre le changeait en monstre.

— Si tu t’adressais à nos soldats pour les encourager ? lui proposa Margont pour détourner son attention.

Saber ne demandait pas mieux. Il lança sa dixième harangue de la journée, évoquant l’héroïsme et la perspective de promotion. Puis il s’écria :

— Notre seule limite, c’est nous-mêmes !

Margont, qui écoutait à peine, fixa soudain son ami.

Mais Saber n’en dit pas plus et conclut. Tous ses discours se terminaient de la même façon.

— Que dit de nous l’Empereur ? s’époumona-t-il.

Comme à chaque fois, des dizaines d’hommes lui répondirent en coeur :

— « Brave 18e, je vous connais : l’ennemi ne tiendra pas devant vous. »

Cette phrase, sans cesse répétée, les envoûtait comme un sortilège.

Le village d’Essling était le point le plus avancé de la marche autrichienne sur les arrières français. Il constituait la position clé de l’affrontement entre Masséna et Klenau. Le 26e léger et le 18e de ligne se mirent en mouvement au son des roulements de tambours.

— En avant ! En avant ! criaient les officiers.

Les soldats progressaient serrés les uns contre les autres, si bien que ceux qui voulaient s’enfuir étaient coincés à leur place. Le village d’Essling s’animait, comme si les myriades d’Autrichiens qui l’avaient investi lui avaient insufflé la vie. Il dégageait des volutes et des volutes de fumée blanche tandis que ses pièces d’artillerie et ses ribambelles de fusiliers s’activaient avec rage. On aurait dit un volcan en éruption. Et, en même temps, il explosait de tous côtés, écrasé par la fureur des tirs de l’artillerie lourde de l’île de Lobau. Des bâtisses volaient en éclats, mais leurs gravats fumants se tapissaient aussitôt de nouveaux défenseurs. Cet acharnement impressionnait les Français. On ne reconnaissait plus là les Autrichiens d’Austerlitz, qui avaient rapidement jeté bas les armes sous la pression. Margont ne comprenait pas leur résistance, il voulait leur crier de s’allier avec eux contre les monarchies qui les opprimaient. Mais les balles autrichiennes répondaient à ses rêves de fraternité en écumant ses rangs. Les tambours battirent la charge, l’un des rares bruits audibles dans le vacarme ambiant.