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— Vive l’Empereur ! hurlèrent les fantassins.

Le 26e léger et le 18e de ligne déferlèrent sur le village et ses redoutes. Le sabre brandi, Saber accéléra pour doubler Margont et entraîna la compagnie dans un choc frontal avec les Autrichiens qui barraient la rue principale. Les deux camps se fusillèrent à bout portant avant de se jeter l’un sur l’autre. La fumée noyait tout. Margont suffoquait dans ce brouillard et ne reconnaissait personne dans ce grouillement de silhouettes gesticulantes. Les lueurs des coups de feu se succédaient, évoquant des feux follets aux déplacements chaotiques. Des soldats tiraient si près de Margont qu’il sentait sur son visage le souffle brûlant des fusils. Des ombres fantomatiques se précipitaient sur lui. Elles se concrétisèrent, s’incarnèrent en soldats ennemis. Un Hongrois tenta de lui expédier sa crosse dans le visage. Margont esquiva, mais, gêné par les soldats qui l’entouraient, il ne put se défendre qu’en assenant un coup de la poignée de son épée au menton de son assaillant. De douleur, celui-ci lâcha son arme. Le flot des Français le renversa et le piétina vivant. Un hussard démonté se rua sur Margont. C’était l’un des cavaliers de Wallmoden. Blessé de toutes parts, il saignait en cascade, le regard fou, le sabre tordu à force d’avoir brisé les crânes des artilleurs de Boudet. Il essaya de décapiter Margont au cri de : « Autriche ! », mais Margont fléchit les jambes juste à temps. « Sauvons notre chef de bataillon ! » vociféra un conscrit qui confondait Margont avec son officier supérieur. Le jeune soldat perfora l’abdomen du hussard à la baïonnette tandis que ce dernier l’embrochait avec sa lame. Des sapeurs du 18e enfonçaient les portes à la hache et les Français s’engouffraient dans ces maisons-bastions. Margont fut emporté par l’un de ces courants ; ceux qui le suivaient avaient la folie de croire qu’ils trouveraient là un abri. Des fantassins se fusillaient dans une salle à manger et s’achevaient à la baïonnette. Dans un coin de la pièce, deux Hongrois retranchés derrière une table renversée défendaient cette caricature de forteresse. Un lieutenant s’engagea dans l’escalier, entraînant dans son sillage des grenadiers et refoulant les Autrichiens qui défendaient chaque marche. Le massacre se poursuivit à l’étage. Enfin, la bâtisse fut prise. Il y eut un reflux. Des soldats ressortaient en courant, aspirés par les affrontements des rues. D’autres s’attardaient, feignant d’être blessés ou secourant ceux qui l’étaient vraiment. Margont allait partir lorsqu’il aperçut une petite branche de chêne sur le plancher. Les Autrichiens et les Hongrois avaient coutume d’accrocher à leurs casques ou à leurs shakos quelques feuilles de houx, de saule, de peuplier... Cette tradition symbolisait leur désir de faire la paix. Mais ces feuilles-là étaient rouges ; elles baignaient dans une flaque de sang en train de coaguler.

Margont regagna la rue. La mêlée avait progressé, abandonnant derrière elle des corps par centaines. Un capitaine essayait de se relever en prenant appui sur son sabre fiché dans le sol. Des blessés agrippaient les valides par la jambe pour réclamer du secours, ou au moins à boire. D’autres s’adossaient aux murs en ruine. Margont rejoignit les Français les plus proches. Ils avaient traversé Essling. Devant eux, des Autrichiens s’enfuyaient ou jetaient leurs armes à terre et se constituaient prisonniers.

— Victoire ! Victoire ! criaient les Français.

Lefîne s’approcha de Margont. Des larmes de joie traçaient des lignes claires sur ses joues noircies par la poudre.

— Nous sommes vivants ! Enfin, je crois... J’ai l’impression qu’Irénée vous a volé votre compagnie.

Les troupes les plus avancées du 6e corps de Klenau évacuaient Essling pour se retrancher dans le village d’Aspern. Mais l’élan autrichien était cassé et Aspern se trouvait lui aussi assailli. La progression spectaculaire de Klenau se retournait contre ce dernier, il était désormais isolé et fit savoir à l’archiduc Charles qu’il se repliait. Cette très mauvaise nouvelle pour les Autrichiens fut suivie d’une série d’autres problèmes. Les treize mille hommes de Jean dont ils attendaient désespérément les renforts ne seraient pas là avant plus de deux heures... Surmenées, les troupes autrichiennes commençaient à montrer des signes d’épuisement alors que les réserves fraîches de Napoléon se jetaient sur elles. L’aile gauche autrichienne était débordée, celle de droite reculait et le centre se fragilisait de minute en minute. L’archiduc décida donc d’ordonner la retraite. Il voulait à tout prix éviter la destruction de son armée, car c’était toute la monarchie des Habsbourg qui reposait sur elle. En choisissant de lâcher prise maintenant, il disposait de forces encore suffisamment vaillantes pour pouvoir se retirer en bon ordre et se défendre contre les unités françaises qui allaient les poursuivre.

Les Autrichiens avaient perdu quarante-cinq mille soldats, vingt-cinq mille tués ou blessés et vingt mille prisonniers. Les Français et leurs alliés, trente-cinq mille, dont les deux tiers tués ou blessés. Napoléon déclara : « La guerre n’était jamais ainsi. Ni prisonniers, ni canons : cette journée n’aura aucun résultat. »

CHAPITRE XXXII

Le 7 juillet, Napoléon décida de donner du repos à son armée. Des détachements de hussards et de chasseurs à cheval harcelaient l’armée autrichienne en retraite, mais se heurtaient à la cavalerie de l’archiduc. L’Empereur voulait pourchasser l’armée ennemie, la talonner, la bousculer et encercler les unes après les autres les unités isolées... La poursuite devait être efficace afin de transformer la victoire sur le champ de bataille en un succès total. Dès le lendemain, Napoléon lancerait donc toutes ses forces dans cette course.

Une immense confusion régnait dans la Grande Armée. Partout, on voyait errer des soldats, isolés ou en petits groupes, à la recherche de leur bataillon. Il faudrait des heures pour rassembler tout le monde, surtout que les ordres circulaient mal. De nombreux officiers avaient été tués, ce qui interrompait les chaînes de commandement. Ces dysfonctionnements généraient malentendus et rumeurs. On entendait dire que le 4e corps de Masséna – qui avait perdu vingt-cinq pour cent de ses effectifs ! – allait être autorisé à se reposer dans Vienne. Quelques minutes plus tard, un aide de camp annonçait qu’il fallait se préparer à la poursuite.

Margont faisait le point sur l’état de sa compagnie, dans le village de Leopoldau, au sud-ouest du champ de bataille. Il avait envoyé la majorité de ses soldats valides ramasser les milliers de blessés que l’on n’avait pas encore secourus. Lefine demeurait apathique, s’étonnant d’être en vie. Il se tenait assis sur une pile de gravats. À ses pieds, des dizaines de fantassins dormaient à même le sol. Ils paraissaient morts. Dans son dos, les maisons délabrées de Leopoldau menaçaient de s’effondrer. On aurait dit un roitelet qui n’avait pas encore réalisé que son royaume n’existait plus. Piquebois supervisait une distribution de cartouches. Les fusiliers s’agglutinaient autour d’un fourgon à munitions et remplissaient leurs gibernes. La compagnie se gorgeait de balles. Saber était fou de rage.