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— Extraordinaire ! Extraordinaire ! Je reste lieutenant ! Je ne passe même pas capitaine ! Même pas cela ! Les Autrichiens étaient en train d’écraser nos arrières, notre armée était perdue ! Or grâce à qui le village d’Essling a-t-il été repris ? Grâce à moi ! J’ai entraîné ma compagnie...

— Ma compagnie ! corrigea Margont.

— J’ai entraîné notre compagnie dans une charge salvatrice d’ores et déjà légendaire. J’ai fait sauter le verrou d’Essling et le corps autrichien de Klenau s’est ratatiné sur lui-même comme une lanière trop étirée dont on sectionne l’extrémité. Et comment me récompense-t-on ?

— Plus de trente compagnies se sont engouffrées dans Essling et ses retranchements...

Saber brandit l’index pour corriger ce qu’il considérait comme une imprécision préjudiciable.

— La nôtre a été la première à traverser le village, les autres n’ont fait que suivre ma percée.

Margont commençait à s’énerver.

— On n’y voyait rien dans la fumée, alors comment peux-tu dire cela ?

— Seuls les suiveurs étaient aveuglés par la fumée, celle de la fusillade de notre compagnie qui était en tête ! Puisque notre colonel refuse de me nommer chef de bataillon, je vais m’adresser à plus haut que lui. Au général de brigade ! Non, il ne désavouerait pas l’un de ses colonels. A-t-on informé l’Empereur de mon fait d’armes ? J’exige de rencontrer l’Empereur !

Après chaque affrontement, il fallait vite remplacer les officiers grièvement blessés ou tués afin que l’armée puisse fonctionner à nouveau. Par tradition et par obligation, les promotions pleuvaient sur le champ de bataille, enjambant parfois plusieurs échelons d’un coup. L’excitation de Saber allait croissant au fur et à mesure que l’on apprenait qu’un tel passait capitaine, un tel chef d’escadron...

Margont aperçut Relmyer qui se déplaçait au trot pour ménager sa monture. Il lui fît signe et le hussard obliqua dans sa direction. Relmyer avait un regard étrange. Pagin était mort sous ses yeux, ainsi que son colonel, Laborde, et un grand nombre de hussards du 8e. Le général Lasalle avait lui aussi été tué. Relmyer n’arrivait pas encore à admettre toutes ces disparitions. Il chevauchait, abattu, entouré de fantômes.

— Je suis heureux de voir que vous avez survécu, déclara-t-il à Margont et à Lefine. Rendons-nous sur-le-champ chez Luise pour la rassurer et voyons où elle en est de ses recherches.

Déjà, son enquête recommençait à l’obséder...

— Fernand et moi, nous ne pourrons nous absenter que pour la journée, répondit Margont. Demain, notre régiment participera certainement à la poursuite.

Relmyer hocha la tête en silence. Margont confia sa compagnie à Piquebois. Saber, lui, était occupé à rédiger son courrier, butant sans cesse sur la première ligne parce que, tout de même, écrire à l’Empereur... Sans qu’il le perçût clairement, sa lettre lui servait aussi de paravent, l’empêchant de voir les charniers qui l’encerclaient.

Relmyer, Margont et Lefine s’en allèrent, croisant des Saxons perdus, des cortèges de charrettes dans lesquelles s’entassaient les blessés, des files blanches de prisonniers, des fuyards repentis qui tentaient discrètement de rejoindre leur bataillon... Partout gisaient des corps et des dépouilles de chevaux béquetés par les corbeaux.

CHAPITRE XXXIII

Les Viennois portaient le deuil des espoirs autrichiens et s’interrogeaient sur l’évolution de la campagne. Ils interpellaient les Français et les prisonniers pour essayer d’obtenir des nouvelles de proches qui servaient dans l’armée de l’archiduc.

Sur le seuil de la maison des Mitterburg, Margont, Lefîne et Relmyer croisèrent des sous-aides du Service de Santé. Luise leur distribuait des draps pour faire de la charpie et des bouteilles d’eau-de-vie. La guerre était un gouffre que chacun essayait de colmater à sa façon. Luise les fixa tous les trois, immobile, incrédule. Margont, lui, ne voyait plus qu’elle. Luise croisa son regard, mais Relmyer l’interpella avec empressement :

— Quelqu’un a-t-il reconnu l’homme du portrait ?

— Non...

Luise était stupéfaite. Après tout ce qu’ils venaient de vivre ces dernières heures, voilà les retrouvailles auxquelles elle avait droit ! Relmyer était à nouveau le jouet de ses démons. Ne se rendant compte de rien, il poursuivit sur le même ton.

— As-tu pu te renseigner sur Teyhern ?

Cette fois, elle acquiesça. Elle les guida dans le salon. Son visage était livide. Durant ces deux jours de bataille, elle n’avait pas pu s’empêcher d’imaginer Relmyer et Margont morts, l’un embroché dans une mêlée de hussards, l’autre criblé de balles. Son esprit s’était obstiné à envisager le pire comme pour s’y habituer déjà. Elle n’arrivait donc pas à profiter pleinement de leur présence, comme si elle avait encore de la peine à y croire.

De nombreuses feuilles couvraient une table. Certaines étaient des brouillons sur lesquels Luise avait retranscrit à la va-vite les comptes rendus des domestiques chargés de se renseigner. D’autres étaient plus lisibles. Luise avait recoupé les informations pour les synthétiser et les organiser. Elle avait composé l’arbre généalogique de Teyhern. De même, elle avait regroupé les connaissances de celui-ci sur un schéma. Elle avait si bien travaillé qu’il y avait beaucoup de noms. Mais on apercevait partout des points d’interrogation. Chaque liste était incomplète, on ignorait tout de certaines personnes... On avait l’impression d’examiner un édifice en construction. Relmyer, des papiers en éventail dans chaque main, voulait tout lire à la fois.

— Qui suspectes-tu en priorité ?

Luise lui prit une feuille, subterfuge qui lui permit d’effleurer les doigts de Relmyer.

— Je ne sais pas, Lukas...

Des noms étaient rayés, mais la plupart demeuraient un mystère ou une possibilité.

— « Connaissance », « cousin », « parent éloigné », « oncle », « connaissance liée au travail »... s’énervait Relmyer en jonglant maladroitement avec tous ces documents.

— Commençons par le commencement, suggéra Margont. Penchons-nous sur la vie de Teyhern.

Luise rassembla des feuilles.

— Il est né en 1773, à Vienne, dans une famille de la petite bourgeoisie. Il a toujours vécu ici ou dans les environs. Son père travaillait pour l’État, au ministère des Finances. Il était comptable, mais je n’en sais guère plus. Teyhern avait trois frères, Gregor, Florian et Bernhard.

Relmyer ne tenait pas en place. L’impatience jetait des pelletées de braise sur son esprit. Il anticipait en lisant les notes de Luise.

— On n’en sait pas plus sur eux ? Celui-ci, l’aîné, Gregor, sert dans l’armée de l’archiduc. Dans l’armée régulière ? Dans la Landwehr ? Dans les volontaires ?

— Je l’ignore...

— Tous ses frères sont suspects ! Or tu n’as pratiquement rien appris sur eux ! Les deux autres ne sont plus à Vienne, mais où sont-ils passés ? Et ses cousins ! Il en a huit en tout... Ou plus encore car peut-être en as-tu oublié !

Les listes de noms et les traits qui les reliaient pour indiquer la nature de leur lien à Hermann Teyhern constituaient un labyrinthe dans lequel Relmyer s’épuisait à courir.

— Continuons sur Teyhern, insista Margont.

Les doigts de Luise tremblaient.

— Il ne s’est jamais marié, reprit-elle. Comme son père, il a travaillé durant plusieurs années en tant que comptable au ministère des Finances. Il avait un poste peu élevé. Là, un incident assez grave est survenu. En 1801, Teyhern a été accusé de manipuler des comptes et de détourner de l’argent, de grosses sommes, l’équivalent de cinquante mille de vos francs.

— Cinquante mille francs ? Cinquante mille francs ? s’exclama Lefine, ébloui par ce chiffre.

— Exactement. Il y a même eu un procès. Mais Teyhern a été innocenté. Il a cependant préféré changer de poste et il est passé au ministère de la Guerre.