— Innocenté ? s’étonna Margont. Nous, nous savons qu’il ne s’embarrassait pas beaucoup d’honnêteté... Par ailleurs, il possédait une superbe demeure à Leiten. Et son mobilier ? Des commodes en marqueterie, des fauteuils Louis XV... Sans oublier la porcelaine, les tapis turcs... Pourtant, les employés des ministères sont médiocrement payés. Regardez Konrad Sowsky : il exerce le même métier que Teyhern, mais son train de vie n’a rien à voir. Or, d’après ce que vous venez de nous dire, Luise, Teyhern n’était pas issu d’une famille riche.
Luise acquiesça.
— Un voisin a raconté que les parents de Teyhern étaient décédés de la phtisie, en 1800, et qu’ils n’avaient quasiment pas laissé d’héritage à leurs enfants. Or la plupart des gens qui ont connu Teyhern disent qu’il était très dépensier. Il s’habillait selon la dernière mode, se rendait au restaurant ou à l’Opéra, restait des heures chez les antiquaires pour acquérir des objets d’art... On le décrit comme un misanthrope perpétuellement seul et qui passait son temps à ne s’occuper que de lui. Ses collègues de travail croyaient que sa famille était fortunée, tandis que ses rares proches imaginaient qu’il occupait un poste important au ministère et touchait de beaux revenus.
— Alors d’où lui venait tout cet argent ?
Relmyer s’appuyait sur la table. Ses mains en pressaient le bord comme si elles avaient voulu le broyer.
— Il savait ce qui arrivait aux adolescents dont il ajoutait les noms sur les registres militaires et il se faisait payer pour cela.
— Non, intervint Luise. Il était déjà riche avant d’entrer au ministère de la Guerre. Il a commencé à dépenser à pleines mains à l’époque où il était employé par le ministère des Finances. Lors de son procès, bien des gens le croyaient coupable.
— Qui était son avocat ? interrogea Margont.
— Rudolph Rinz. Mais je l’ai rayé car, aujourd’hui, il a presque soixante ans. Le procès a été bref. Le procureur s’est plaint du verdict. Cependant, l’affaire n’est pas allée plus loin.
— Quel était le nom du juge ?
— Vinzenz Knerkes. Mais ce ne peut pas être lui non plus.
Le nom de Knerkes était barré sur une page encombrée de notes.
— Pourquoi ?
— Parce que c’est impossible.
— C’est-à-dire ? la pressa Margont.
— J’ai quelquefois entendu parler de lui, toujours en bien. Ses pairs le respectent. Il a la réputation de condamner lourdement les coupables et il se montre particulièrement sévère avec les gens qui s’en sont pris à des enfants ou à des adolescents.
Margont repensa alors à ces sourires que l’assassin gravait obstinément sur les visages de ses jeunes victimes. Le fait d’enfermer celles-ci pendant des jours en les privant d’eau et de nourriture les rendait incapables de se défendre. Cela donnait donc l’impression à leur bourreau qu’elles acceptaient les sévices qu’il leur infligeait. Finalement, d’une certaine manière, cette mutilation créait elle aussi l’illusion que ces adolescents avaient été consentants. Le meurtrier ressentait-il de la culpabilité ? Une culpabilité si intense, si destructrice qu’il tentait de l’exorciser avec ce stratagème de l’affaiblissement et ces sourires mensongers ?
— Peut-être que ce juge condamne « doublement » ceux qui ont fait souffrir des adolescents parce qu’il les punit pour leurs crimes et aussi pour les siens. Un coupable échappe à la Justice et un autre est puni pour deux. L’assassin essaie ainsi d’atténuer la culpabilité qui le ronge.
Cette opinion suscita de vives réactions. Lefine secouait la tête, trop terre à terre pour accepter une explication aussi abstraite. Luise refusait d’envisager qu’un juge puisse être coupable. Relmyer, lui, se perdait dans le secret de ses réflexions.
— Quel âge a-t-il, ce Knerkes ? demanda Margont.
Luise se désolait. Elle avait consacré tellement de temps à ces recherches et voilà que Margont posait le doigt sur l’une des zones blanches de ses feuilles.
— Je ne me suis pas renseignée sur lui... Je le croyais au-dessus de tout soupçon... Il doit avoir un peu plus de quarante ans. L’âge pourrait correspondre, en effet...
— Un juge est exempté de service dans la Landwehr, autrement la Justice ne pourrait plus fonctionner. En revanche, il représente l’État autrichien : il ne peut pas refuser d’intégrer un régiment de volontaires viennois quand la guerre arrive aux portes de la capitale.
— Nos juges sont toujours issus de la bonne société, ajouta Luise.
— Donc ils sont tous promus officiers subalternes, même s’ils ne sont pas militaires de carrière. De plus, juge, c’est un métier prestigieux. Knerkes bénéficiait du crédit nécessaire pour convaincre d’autres officiers de la Landwehr et des volontaires viennois d’organiser l’embuscade dont nous avons été victimes. Tout concorde avec ce que nous savons sur l’assassin ! Hermann Teyhern a détourné de l’argent : il était coupable. Ce juge le savait certainement, mais, contre toute attente, il l’a déclaré innocent. Pour quelle raison ? Peut-être a-t-il agi ainsi pour de l’argent. Puis, lorsque Teyhern s’est retrouvé à travailler sur les registres de l’armée, Knerkes a eu l’idée de les lui faire manipuler. Teyhern ne risquait pas de refuser : il était à la merci de Knerkes. Pour l’instant, je considère ce Knerkes comme le premier suspect. Montrons le portrait à quelqu’un qui le connaît.
— Mme Blanken l’a rencontré quelquefois, annonça Luise. Elle l’estime beaucoup parce qu’il a la réputation d’être le défenseur des enfants et des adolescents. Lukas, je sais que, le jour où tu as annoncé que quelqu’un s’en était pris à Franz et à toi, Mme Blanken l’a fait avertir. Elle pensait que son aide pourrait être utile...
Le visage de Margont se durcit.
— Alors, sans le faire exprès, Mme Blanken a peut-être causé la mort de Franz. Car, si c’est bien Knerkes le coupable, il s’est empressé de rejoindre Franz tandis que Lukas et les secours s’égaraient dans la forêt. Il se peut même que sa position l’ait aidé à saboter l’enquête de la police, en l’aiguillant sur une fausse piste. Allons interroger Mme Blanken.
Mme Blanken confirma qu’il s’agissait du portrait du juge Knerkes, quoiqu’elle se refusât à croire qu’il pût être coupable. Elle accepta cependant d’indiquer son adresse. Knerkes était veuf et vivait seul dans le village de Radlau, tout près, de l’autre côté du Danube.
CHAPITRE XXXIV
Knerkes chevauchait seul à travers champs. Il souriait, fou de joie d’être encore en vie.
La veille, lorsque l’archiduc avait ordonné la retraite, les régiments des soldats de métier avaient constitué de puissantes colonnes de marche soutenues par la cavalerie. En revanche, plusieurs bataillons de la Landwehr et des volontaires avaient fondu, perdant des déserteurs par grappes entières. Knerkes s’était noyé dans la masse des milliers de fuyards.
Il s’était caché dans un bois, patientant jusqu’à la nuit afin de laisser s’éloigner l’armée autrichienne. Il avait revêtu un habit civil qu’il avait conservé pour l’occasion. Son rang de capitaine l’autorisait à posséder un cheval. Comme il servait dans les volontaires, l’armée ne lui avait cependant pas fourni de monture, étant incapable d’équiper un si grand nombre de combattants. Il utilisait donc sa jument personnelle, si bien que, maintenant, plus rien n’indiquait son statut d’officier autrichien. Désormais, il allait se faire passer pour un civil ayant fui les combats et qui retournait chez lui pour récupérer des affaires.
À la nuit tombée, il s’était prudemment mis en route. Il avait contourné les Français par le nord-ouest, surveillant l’immense étendue de leurs feux de bivouac. Par à-coups, le vent portait jusqu’à lui les chants des soldats victorieux. Ce large détour lui fit perdre du temps. Au lever du jour, il n’était pas encore arrivé chez lui. Or les poursuites menées par les hussards et les chasseurs à cheval avaient surtout lieu durant la journée. Dès l’aurore, il avait donc été forcé de ralentir sa progression. Il était parvenu pratiquement hors du champ d’action des deux armées. Mais, par prudence, il ne se déplaçait que d’une cachette à une autre. Il se dissimulait dans un bois, étudiait les alentours, repérait un autre bois, une ferme désertée... Dès que le champ était libre, il se précipitait vers ce nouveau point. Il dut attendre un moment, tapi dans un bosquet, tandis que passaient au loin des hussards français déployés en ligne. Ils ratissaient un pré parsemé de cadavres, à la recherche de la dépouille d’un officier supérieur.