Relmyer arrêta son cheval et poursuivit à pied dans les bois. Autrement, il aurait offert une cible facile. Il cheminait prudemment, son sabre à la main, scrutant chaque cachette possible. La végétation, dense, l’enveloppait d’une gangue verte oppressante. La piste était aisée à suivre : il repérait des gouttes de sang sur l’herbe. Margont le rejoignit, armé d’un pistolet et d’une épée. Lorsque les deux hommes aperçurent à nouveau Knerkes, celui-ci avançait dans le Danube. Il avait déjà de l’eau jusqu’à la poitrine, or le courant était assez fort, grossi par la fonte des neiges. Margont le visa.
— Lâchez votre pistolet ! ordonna-t-il.
Knerkes leva la main gauche et laissa ostensiblement tomber son arme qui coula à pic. Il n’en avait plus besoin. Il souriait. Il continuait à progresser dans le fleuve. Le courant commença à l’emporter.
— Il nous échappe ! s’écria Relmyer. Tirez !
Margont ne parvenait pas à s’y résoudre.
— Il est désarmé, ce serait un meurtre... répondit-il. Suivons-le en longeant le Danube.
— S’il sait nager, il prendra pied sur un îlot et nous perdrons sa trace ! Tirez ! Tant pis pour le procès, tirez !
Margont menaçait toujours Knerkes qui s’éloignait de plus en plus. Relmyer se jetta sur l’arme de Margont et s’en empara. Celui-ci voulut la récupérer, mais Relmyer le piqua de son sabre, exactement comme il avait blessé Knerkes. Margont fixait sans y croire son poignet ensanglanté et douloureux.
— Ne m’obligez pas à vous tuer, avertit Relmyer. J’en serais infiniment peiné, mais je le ferais.
Margont s’immobilisa. Relmyer visa à son tour Knerkes. Ce dernier n’était plus qu’une tête qui s’éloignait dans les flots. Il riait de voir ses poursuivants s’entre-déchirer. Inévitablement, Relmyer allait lui tirer dessus. C’était l’ultime épreuve à surmonter. Après, le courant le placerait hors d’atteinte. Pour décontenancer Relmyer, il lança :
— À une prochaine fois, mon petit Lukas !
La balle lui fracassa le crâne.
CHAPITRE XXXV
Relmyer regagnait le 8e hussards. Il venait de se séparer de Margont et de Lefine, qui rejoignaient leur propre régiment. Il s’était confondu en excuses auprès de Margont, ce qui n’avait guère atténué la colère de celui-ci. La culpabilité rongeait Relmyer, mais il se disait que Margont le comprenait en partie et qu’il finirait par lui pardonner. Dès la fin de la campagne, les soldats obtiendraient des permissions. Relmyer demanderait à Luise de le recevoir, ainsi que Margont. Les Viennois, tout à la joie de la paix retrouvée, enchaîneraient fêtes sur bals et festins sur pièces de théâtre. Tout le monde se réconcilierait dans les scintillements des verres en cristal. Jusqu’à la prochaine guerre... Relmyer rayonnait. Il était enfin libéré ! C’était aujourd’hui seulement qu’il sortait de la cave. Sa vie reprenait son cours normal. Dès la fin de sa période d’enrôlement, il quitterait l’armée. Il travaillerait comme... comme... Il n’en savait rien, en fait, mais, pour le moment, peu importait. Il voulait également fonder une famille. Il se rendrait régulièrement à Vienne. Cette ville n’était plus maudite à ses yeux. Il allait travailler pour l’administration française ! On ne refuserait pas un poste à un ancien officier des hussards. À Paris ! Ou il enseignerait l’autrichien à de riches particuliers. Mais d’abord, il allait voyager. Il avait envie de découvrir l’Italie. Les projets se bousculaient dans sa tête. La vie était magnifique parce que tout paraissait possible.
Relmyer nageait dans un tel bonheur qu’il n’avait pas remarqué qu’un cavalier le suivait depuis un moment déjà. L’homme attira son attention en parlant d’une voix forte.
— Lieutenant Relmyer, il semble que vous m’ayez oublié.
Relmyer se retourna. Celui qui l’interpellait arborait une culotte bleu foncé, un dolman écarlate et une pelisse du même bleu que la culotte. Son shako était décoré par une aigrette blanche. Le cavalier se présenta :
— Adjudant Grendet, maître d’armes au 9e hussards. Le capitaine Margont a dû vous faire savoir tantôt que je vous cherchais. Demain, l’Empereur nous enverra galoper après les Autrichiens et nous les courserons jusqu’en enfer s’il le faut ! Nous avons donc peu de temps. Finissons-en : livrons notre duel sur-le-champ.
Relmyer le contemplait comme s’il s’était agi d’un être issu d’un passé lointain, d’un vieux fantôme oublié dans un recoin.
— C’est que j’abandonne l’escrime, monsieur l’adjudant.
Grendet écarquilla les yeux.
— Que dites-vous ? Je n’entends rien à votre langage ! Peut-on s’abandonner soi-même ?
— Veuillez me laisser. Je souhaite rejoindre mon régiment.
— Par Dieu, vous allez dégainer, monsieur, ou votre torse me servira de fourreau ! Si vous êtes si pressé, battons-nous sans descendre de cheval.
Grendet pointa son sabre, le coude plié. Cette lame placée à l’horizontale signifiait qu’il voulait transpercer Relmyer entre deux côtes et non le blesser superficiellement en le sabrant. C’était un geste de duel à mort.
Relmyer se vit contraint de dégainer. Il avait cru son passé définitivement réglé et enterré et voici qu’une partie de celui-ci resurgissait sous la forme de ce cavalier.
Les deux hussards se chargèrent au galop. Relmyer ne perdait pas de vue le sabre de Grendet tandis que sa propre lame se dirigeait droit sur la poitrine de l’adjudant, sur ce dolman rouge sang. Grendet fut foudroyé en plein coeur par un éclair métallique. Relmyer tomba lui aussi à terre, un poumon perforé. Il mit plusieurs minutes à mourir.
ÉPILOGUE
Napoléon s’attendait à de nouveaux combats. Mais l’Autriche, ébranlée par sa défaite, capitula. L’Empereur lui imposa de dures conditions. L’Empire autrichien perdit plusieurs provinces que se partagèrent le royaume de Bavière, le grand-duché de Varsovie et la Russie. Trois millions et demi de personnes changèrent ainsi de nationalité. En outre, l’Autriche devait payer de lourdes indemnités de guerre et son armée fut réduite à cent cinquante mille hommes. L’archiduc Charles mit un terme à sa carrière militaire, tandis que son frère Jean fut banni de la vie politique en raison de sa lenteur inexcusable durant la bataille. L’Autriche redevint rapidement un pays ami et allié de la France. À tel point que, moins d’un an plus tard, Napoléon divorça de Joséphine de Beauharnais pour épouser Marie-Louise de Habsbourg-Lorraine, la propre fille de François Ier. L’Empereur croyait ainsi acquérir définitivement le soutien de l’Autriche.
Napoléon avait coutume d’attribuer des titres symboliques liés aux champs de bataille. Le général Mouton fut donc fait comte de Lobau, le maréchal Berthier ― le confident de Napoléon et son chef d’état-major ― prince de Wagram et Masséna prince d’Essling. L’Empereur promut également Macdonald, Oudinot et Marmont au rang de maréchal. Cette avalanche de récompenses ne pouvait dissimuler le fait que cette campagne avait été bien plus difficile que les précédentes. Cependant, Napoléon avait vaincu une nouvelle fois. Il n’y eut donc pas de soulèvement européen contre lui. Seuls l’Angleterre, l’Espagne et le Portugal poursuivirent la guerre.