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— Mais ce n’est pas parce que ta blessure est légère que tu dois faire n’importe quoi, ajouta-t-il.

Comme Margont ne l’écoutait déjà plus, il donna une tape sur la plaie de son ami qui pâlit. Une démonstration très convaincante.

— Alors ménage tes forces. Je te prête l’un de mes chevaux, tu te fatigueras moins.

Margont le remercia chaleureusement et enfourcha la monture qui, irritée par les tirs d’artillerie de plus en plus impérieux, piaffait et renâclait. L’homme qui avait retrouvé Wilhelm se nommait Bergen et enseignait dans l’orphelinat qui accueillait l’adolescent. Il convainquit Luise Mitterburg de ne pas les accompagner. Celle-ci et ses deux domestiques ne les suivirent que jusqu’à la rive ouest, empruntant le grand pont que des pontonniers consolidaient aussi vite que possible en attendant qu’un autre tronc d’arbre le détruise à nouveau. À peine arrivée sur la berge, la jeune Autrichienne s’éloigna à pas rapides. Elle réalisait enfin la nouvelle que l’on venait de lui apprendre. Elle parvenait encore à contenir sa peine, mais pour combien de temps ? Or elle ne voulait pas que Margont voie ses larmes. Elle disparut au milieu d’une foule de femmes. Rongées par l’inquiétude, celles-ci l’assaillaient de questions qui demeureraient sans réponse.

CHAPITRE IV

Onze cadavres étaient disposés sur le bord de la route reliant Vienne au village d’Ebersdorf. Sous le soleil, les émanations envahissaient l’air et amenaient l’estomac au bord des lèvres. Trois hommes étaient lacérés, zébrés de larges balafres. On reconnaissait là l’ardeur véhémente des hussards. Quelques-uns ne présentaient pas de blessure apparente et contemplaient le ciel avec leurs yeux trop immobiles. Presque tous arboraient le manteau gris à parements rouges de la milice. L’armée française, se trouvant fort avancée en territoire ennemi, voulait protéger ses arrières, en particulier ses voies de communication. Certains officiers se montraient donc redoutables avec les espions, les civils organisant des embuscades et les soldats combattant dans le dos de leurs adversaires.

Bergen désigna Wilhelm. Une balle l’avait frappé en pleine poitrine. Sa veste verte rapiécée était souillée de sang séché. Margont remarqua en dernier l’élément le plus voyant. Comme si son esprit s’était ponctuellement rendu aveugle à ce « détail ». Une mutilation défigurait l’adolescent. On lui avait élargi le sourire au couteau, d’une oreille à l’autre. Il semblait s’esclaffer d’un rire dément, absurde, atroce. Cette illusion, si réelle, presque « vivante », niait sa mort. Pourtant, déjà, la décomposition attaquait le corps. Margont détourna le regard. Un lieutenant en second montait la garde avec deux sentinelles. Ayant reconnu Bergen, il se plaça face à l’encolure du cheval de Margont, salua et lança aussitôt :

— Aucune transaction. Les dépouilles des partisans et des rebelles restent exposées pour l’exemple !

Avec son visage triangulaire et son ton vitupérant, il évoquait une vipère que l’on aurait dérangée.

— Capitaine Margont, 18e de ligne, brigade Ledru, division Legrand. Des proches souhaitent récupérer le corps de ce garçon au visage mutilé.

— Il leur faudra d’abord passer sur le mien ! répliqua immédiatement le sous-lieutenant.

Margont en eut presque envie. Il suffisait de lancer son cheval en avant... Bergen intervint.

— J’étais l’un des enseignants de ce jeune homme. Je vous assure qu’il n’a jamais fait de mal à quiconque. Il était orphelin ! Ne croyez-vous pas qu’il a assez souffert dans la vie sans avoir à subir en plus ce châtiment après la mort ?

L’officier écarquilla les yeux.

— Vous voulez un orphelin ? Comme dit le proverbe en temps de guerre : Un orphelin de perdu, dix mille de retrouvés ! Si l’on m’écoutait, on exhiberait un ennemi mort dans chaque rue de Vienne et une brochette sur les places des villages conquis.

Toute supplique rebondissait contre cet esprit buté. Margont accomplissait des efforts pour demeurer poli.

— Qui a donné cet ordre, à qui puis-je m’adresser pour...

Les yeux du sous-lieutenant flamboyèrent. On persistait à vouloir lui voler l’un de ses cadavres ! Il les couvait comme des oeufs.

— Le 18e de ligne n’a pas été chargé d’assurer la sécurité des environs ! Vous n’avez aucune autorité sur le sujet. Si on ne mate pas les civils autrichiens maintenant, dans deux semaines, ils vous ouvriront le ventre durant votre sommeil pour pisser dedans !

Celui-là avait fait la campagne d’Espagne. Là-bas, les deux camps surenchérissaient dans l’horreur. Des Français étaient retrouvés brûlés vifs, ébouillantés, cloués sur des arbres, émasculés, énucléés, démembrés, crucifiés... De leur côté, les soldats français incendiaient les villages supposés soutenir les partisans et menaient des représailles sanglantes... Cet officier était revenu vivant du bourbier espagnol, mais son âme et une partie de sa raison avaient dû y rester, engluées dans une vision d’horreur.

— Moi aussi j’ai combattu en Espagne, annonça Margont.

Le lieutenant en second cligna des yeux, stupéfié de se retrouver mis à nu. Ses lèvres remuèrent, mais sa voix ne suivit pas. Margont lui tendit une perche.

— De toute façon, le corps que nous souhaitons emporter est en train de se décomposer. Mieux vaut que ses proches l’enterrent maintenant plutôt que ce soit vous, dans quelques heures, sous le soleil.

Le sous-lieutenant se raidit.

— Bien sûr. C’est évident.

— Comment a-t-il été tué ?

— Il a été abattu par une patrouille l’avant-veille de la bataille, durant la nuit. Il devait tenter de rejoindre l’armée autrichienne avec un complice. On les a surpris quelque part dans les bois près du Danube, non loin de Vienne.

— Son compagnon a-t-il été arrêté ou tué ?

Le regret se peignit sur le visage du sous-lieutenant.

— Hélas, celui-là a pu s’échapper. Les soldats se trouvaient assez loin, il faisait nuit... C’était déjà bien joli d’en avoir eu un. L’autre a juste eu le temps de tirer une fois avant de disparaître.

— Ce n’est pas cette patrouille qui est responsable de la mort de ce garçon. Regardez bien sa veste : il y a des traces de brûlure tout autour de la blessure. On a fait feu sur lui à bout portant.

L’officier alla aussitôt examiner le corps. Cet élément discordant le perturbait. Il se releva, rasséréné.

— Alors, à mon avis, c’est son complice qui l’a tué. Soit accidentellement – la panique, l’obscurité... –, soit pour qu’il ne le dénonce pas s’il venait à être capturé. Bien des Autrichiens ont laissé mère, épouse et enfants à Vienne, il aura eu peur d’éventuelles représailles...

— Et cette mutilation ? Comment l’expliquez-vous ?

Le sous-lieutenant haussa les épaules.

— Un soldat du détachement se sera énervé parce qu’un de ses camarades avait été assassiné par des partisans. La guerre rend fou. En ce qui concerne les mutilations de cadavres, j’ai vu pire...

Margont n’en doutait pas. Cet homme était devenu sourd à l’horreur pour avoir trop longtemps entendu des hurlements de souffrance. Il s’était accoutumé à « tout cela ». Pour lui, cette abomination ne représentait qu’une anecdote, le grain de sel d’une morne journée de faction. Il l’ignorait, mais il était aussi mort que les cadavres qu’il gardait. Le sous-lieutenant se tourna vers Bergen.

— Allez-y, prenez-le. Je fais une exception pour un officier vétéran de la guerre d’Espagne.

L’Autrichien hocha la tête.