À peine la nouvelle de la retraite française fut-elle connue que toute la ville de Vienne retentit de l’écho de ses cloches, relais étrange du tonnerre des canons qui se calmait enfin. La capitale, bien qu’occupée par les Français, manifestait sa joie. Un grenadier étendu près de Margont lança :
— Pour sûr, ils nous ont bien sonné les cloches !
CHAPITRE V
Malgré une bonne nuit de sommeil, Margont se sentait encore fatigué. Sa blessure demeurait propre et la douleur s’était atténuée, passant de l’aigu mordant à une démangeaison. Jean-Quenin Brémond lui avait prescrit du repos, mais, bien entendu, Margont s’était levé aux aurores car il avait déjà mille projets pour la journée.
L’armée française, massée dans l’île de Lobau, pansait ses plaies. Margont rejoignit son régiment et fut heureux de constater que Lefine, Saber et Piquebois s’étaient tirés indemnes de l’effroyable boucherie que l’on appellerait désormais « la bataille d’Essling » ou « la bataille d’Aspern ». Aussitôt, il se mit à la recherche du 8e hussards, accompagné de Lefine.
— Je ne comprends rien à toute cette histoire ! bougonnait Lefine, les bras croisés comme un enfant buté.
Âgé de vingt-cinq ans seulement, Fernand Lefine possédait pourtant la débrouillardise des vieux singes. Il se montrait d’autant plus furieux que Margont l’avait interrompu en pleine « foire aux chevaux ». Il revendait illégalement à des cavaliers français une demi-douzaine de montures confisquées à des dragons autrichiens faits prisonniers. Prix dérisoires, superbe affaire pour les acheteurs, moins belle pour le vendeur à cause des intermédiaires et des complices, mais les petits ruisseaux font les grandes rivières. De plus, Margont s’était approprié l’une de « ses » bêtes. Si les honnêtes gens se mettaient à escroquer les voleurs, où allait le monde ?
— Je t’ai déjà tout raconté, répondit Margont.
En fait, Margont ne voulait pas avouer que cette Autrichienne qu’il connaissait à peine occupait une place importante dans ses pensées. Il avait donc menti sur ses motivations, prétendant qu’il avait offert son aide pour bénéficier de la vie mondaine viennoise.
— Il va y avoir à nouveau la guerre, Fernand, reprit-il. L’archiduc Charles aurait dû immédiatement attaquer Lobau après son demi-succès d’Essling. Notre Empereur : ou tu l’écrases et son armée tout entière avec lui, ou c’est lui qui te réduit en poussière. En matière de guerre, Napoléon n’accepte pas les justes milieux. Seulement, avant le prochain affrontement, il va y avoir de nombreux préparatifs. Donc nous voilà piégés ici pour plusieurs semaines. Soit nous passerons notre temps à jouer aux cartes dans cette île stupide, soit nous serons régulièrement invités à Vienne !
Vienne, Vienne, Vienne ! Margont ne cessait de penser à cette ville mythique. Lefine secoua la tête.
— Vous ne me dites pas tout, mon capitaine. C’est que je vous connais. On va encore se mêler d’une histoire qui ne nous concerne pas directement parce que vous avez la tête pleine d’idées sur l’humanisme !
Cela dit, Lefine pensait que son ami n’avait pas tort. Les ruines d’Aspern et d’Essling fumaient encore et, déjà, Napoléon avait jeté son armée dans une agitation frénétique. On entamait la construction d’un pont sur pilotis pour mieux relier Lobau à la rive ouest ; on installait des batteries partout, même sur les minuscules îlots voisins ; on défrichait pour aménager des routes ; on creusait et on clouait pour bâtir des bastions, des dépôts de vivres ou de munitions, une forge, des hôpitaux, des baraquements... L’armée française et ses alliés allemands s’installaient. Alors, effectivement, s’il y avait un moyen d’aller trinquer à Vienne plutôt que de piocher sous la chaleur dans cette fourmilière...
Margont, impatient comme toujours, entraînait Lefine à pas rapides au milieu des milliers de soldats. Un bon nombre, épuisés par les deux jours de combat, dormaient encore. Allongés à l’ombre des bois, leurs culottes blanches et leurs habits bleu foncé disparaissaient presque entièrement dans les hautes herbes vert tendre. Les coups de cognée claquaient comme des coups de feu affaiblis. Le bruit des scies emplissait l’air, tel le bourdonnement d’un essaim d’abeilles occupé à édifier sa nouvelle ruche.
Le 8e régiment de hussards se reposait dans la fraîcheur des bosquets après avoir chargé tant et plus les Autrichiens. Margont avisa trois hussards qui se passaient de l’un à l’autre une pipe au tuyau interminable.
— Pourriez-vous m’indiquer où se trouve le lieutenant Relmyer ?
Un maréchal des logis-chef attrapa l’une de ses petites tresses pour la tortiller. Son dolman vert était éclaboussé de sang séché.
— Pourquoi vous voulez le voir, notre lieutenant, mon capitaine ? Si c’est pour lui dire quelque chose, on lui transmettra.
— Je tiens à le rencontrer personnellement.
— On lui dira vot’message sans rien oublier, pour sûr, renchérit un autre cavalier.
— Allez-vous finir par me dire où est le lieutenant Relmyer ? s’énerva Margont.
Le maréchal des logis-chef bomba le torse. Il était coq et voilà qu’un gros volatile venait piailler dans sa basse-cour. Cet oiseau d’infanterie avait de la chance d’arborer une épaulette d’officier, autrement il aurait pris un coup de bec.
— Mon capitaine, quand le lieutenant Relmyer était maréchal des logis-chef, son lieutenant lui a crié après pour une histoire d’uniforme non réglementaire. Le ton a monté. Relmyer a insulté son lieutenant qui l’a provoqué en duel ou vice versa et tchac ! Le lieutenant à terre, l’épaule fendue. Maintenant, ce pauvre bougre a un bras mort qui pendouille et il sert dans le train des équipages. Il compte les charrettes...
Le sous-officier avait prononcé ces derniers mots avec tristesse. Pour lui, il valait mille fois mieux être un hussard – même mort – qu’un « bureaucrate de l’intendance ».
Margont écarquilla les yeux.
— Relmyer a blessé son officier ? On l’a jeté aux arrêts, au moins ?
— Le capitaine Lidoine voulait le faire fusiller, mais le chef d’escadron Batichut l’a promu lieutenant à la place du lieutenant. Vous comprenez maintenant pourquoi on n’est pas pressés de vous envoyer à notre lieutenant ? On sait jamais, des fois qu’il voudrait passer capitaine...
Lefine recula instinctivement. Il ne fallait pas tourner autour des duellistes. Ceux-là distribuaient la mort comme d’autres les accolades. Le maréchal des logis-chef haussa les épaules et indiqua des saules proches.
— On vous aura prévenu... Vous ne pouvez pas le manquer, il sabre le vent par là-bas.
Margont se dirigea vers le bosquet. Lefine s’attarda, fixant le dolman du maréchal des logis-chef. Il eut une sorte de vision. Il vit le sang coagulé s’humidifier, se liquéfier à nouveau. Les taches luirent sous le soleil avant de se mettre à couler, traçant de grandes lignes verticales sur le vêtement. Le maréchal des logis-chef tira une bouffée sur sa pipe avant de froncer les sourcils en le toisant.
— Eh bien toi, t’attends la mi-carême ? N’insiste pas, tu n’auras pas de tabac !
Lefine s’éloigna en se répétant que c’était à cause du soleil, de la chaleur... Cette hallucination l’épouvantait. Cette histoire sentait la mort. N’avait-on pas déjà assez à faire avec la guerre ?