Effectivement, impossible de ne pas repérer Relmyer. En manches de chemise et couvert de sueur, il se démenait contre des assaillants invisibles. Il se fendait, piquait, parait, esquivait pour mieux contre-attaquer, feintait... Il semblait que le nombre des ennemis fût intarissable. À moins qu’il ne s’agît toujours du même qu’il ne parvenait pas à terrasser. Margont n’était pas une fine lame. Tout juste connaissait-il quelques bottes qu’il maîtrisait approximativement. Il pouvait cependant constater que Relmyer était très doué.
— Ce Relmyer a des comptes à régler, murmura-t-il à Lefine.
— Dans ce cas, je n’aimerais pas être à la place de celui qu’il veut trucider.
— Cet adversaire doit être bien effrayant pour déclencher une telle rage chez un homme.
Relmyer se tourna dans leur direction, les salua du sabre et les rejoignit en s’épongeant le front. Son physique était déroutant. Quel âge avait-il ? Vingt ans ? Ses manières, assurées sans être arrogantes, évoquaient celles d’un homme expérimenté. En revanche, ses lèvres rosées, son expression naïve et ses traits légèrement infantiles le rattachaient encore à l’adolescence. Ainsi, il paraissait à la fois plus jeune et plus vieux que son âge.
— Puis-je m’enquérir du motif de votre visite, mon capitaine ?
Son accent autrichien trahissait ses origines.
— Lieutenant Relmyer ? Je suis le capitaine Margont et voici le sergent Lefine, un ami. Nous sommes venus vous faire savoir que Mlle Luise Mitterburg désirait vous voir.
Relmyer se barricada aussitôt dans sa forteresse intérieure, emprisonnant ses sentiments pour les empêcher de s’exprimer.
— Bien sûr. Mais plus tard.
— Nous nous sommes rencontrés par hasard, Mlle Mitterburg et moi. Je l’ai aidée à chercher un certain Wilhelm...
Cette phrase porta un coup imparable à Relmyer. Un air dur se peignit sur ses traits, le vieillissant brutalement, comme si son âge était plus une question d’émotions que d’années. Les trilles que lançaient les oiseaux l’agacèrent subitement et Margont crut qu’il allait dégainer et fendre en deux un pauvre rouge-gorge qui criaillait à tue-tête sur une branche trop basse.
— Il est mort, je sais. Et défiguré ! Les deux hussards que j’avais dépêchés à sa recherche m’ont fait une description de son état. J’aurais voulu m’occuper moi-même de cela, mais mon capitaine me l’a interdit. Il me trouve indocile. Indocile ! Il faut qu’il réalise que je suis cavalier, pas cheval !
Il remit de l’ordre dans ses boucles châtains avant de retrouver son sourire.
— Vous êtes vous-même capitaine : peut-être que si vous lui parliez, je pourrais enquêter personnellement sur cette affaire...
Margont s’énerva. Comme Luise Mitterburg, Relmyer n’hésitait pas à quémander l’aide d’autrui.
— C’est que je ne comprends pas grand-chose à toute cette histoire. Pourquoi irais-je...
Relmyer lui posa les mains sur les épaules.
— Ah, monsieur ! Je vois que vous avez du coeur ! N’aiderez-vous pas un honnête officier dans la détresse ?
Son ton aurait pu sembler lyrique s’il n’avait eu les larmes aux yeux. En cet instant, on aurait dit un garçon de treize ans.
— Éventuellement, cela dépend des motifs... balbutia Margont, gêné.
Lefine refréna l’envie de frapper son ami. À toujours s’occuper des autres, on finissait par ne plus penser à soi – dangereux travers qui ne risquait pas de lui arriver personnellement.
— Mlle Mitterburg est ma soeur, ou tout comme, et elle est fortunée, ajouta Relmyer. Elle peut vous prêter de l’argent, vous en donner... Elle le fera sans hésiter si je le lui demande.
Lefine tendit l’oreille. Si l’on pouvait rendre service tout en y trouvant son compte, alors, les événements ne se présentaient plus de la même façon.
— Elle vous fera inviter à des réceptions, poursuivait Relmyer.
— Je sais, oui... le coupa Margont avant que Relmyer ne lui promette également un quartier de lune.
— Mais par pitié, pour l’amour du Christ, faites en sorte que mon capitaine me lâche la bride !
— Racontez-moi votre histoire et je verrai si je peux plaider votre cause auprès de vos supérieurs.
Ils s’installèrent à l’ombre d’un grand chêne. Tandis que Relmyer achevait de boutonner son dolman, il contempla ses galons de lieutenant. Les chevrons argentés tranchaient élégamment sur le vert sombre du tissu.
— Je ne m’y suis pas encore fait, avoua-t-il en souriant. J’ai été promu récemment à la suite d’un heureux concours de circonstances.
Relmyer s’adossait au tronc, mais bougeait sans cesse, éternellement désireux de trouver une position qui lui conviendrait mieux.
— Je traque un homme. Il se trouve probablement dans les environs, peut-être dans l’une de ces forêts...
À ce mot, il eut un ample geste du bras. C’est vrai qu’il y en avait, par ici, des forêts. Leurs étendues sombres parsemaient le paysage.
— Je suis autrichien de naissance. J’ai été abandonné vers l’âge d’un an. J’ignore pourquoi. Peut-être étais-je une bouche de trop à nourrir. Ou alors mes parents ont été emportés par la guerre, la maladie... À moins qu’il ne s’agisse d’une histoire d’adultère qui se sera terminée cruellement pour moi. J’ai été placé dans l’orphelinat de Lesdorf, au nord de Vienne. On s’occupe bien des enfants, là-bas. C’est la moindre des choses, me direz-vous, puisque bon nombre des pensionnaires ont perdu leurs parents à cause des guerres contre les Français, les Italiens, les Turcs ou Dieu sait qui encore. On vous y enseigne les bonnes manières, la Bible, le patriotisme...
Il émit un ricanement sarcastique. Il arborait un uniforme français...
— Sans oublier la lecture et les mathématiques, surtout les mathématiques quand on est un garçon. Car voyez-vous, il faut être un bon mathématicien si l’on veut devenir un artilleur efficace : mesure des angles, calcul des courbes des tirs...
Lefine et Margont étaient perplexes.
— Artilleur ? s’étonna Margont.
Relmyer sourit, un faux sourire fait d’ironie et d’amertume.
— Bien sûr ! Tous ces petits garçons orphelins de guerre, on les transforme en soldats. Puisque la guerre a toujours faim, on fait en sorte que la guerre nourrisse la guerre.
Il prit un caillou et le lança en cloche.
— « Boum ! » plaisanta-t-il quand celui-ci retomba sur le sol.
« Cela ne marche pas avec tous. Certains se marient et reprennent l’affaire ou les terres de leur nouvelle famille, d’autres changent de région en espérant changer de vie... Mais un certain nombre deviennent soldats. C’est dans cet orphelinat que j’ai rencontré Luise.
Margont croyait demeurer impassible, mais Lefine tourna la tête vers lui, comme s’il avait débusqué un sentiment grâce à on ne sait quel changement d’expression. Le visage du sergent s’éclaira. Il venait de découvrir la clé d’un mystère.
— Elle a été abandonnée quand elle avait deux ans. Quelle pitié ! Elle est à peine un peu plus âgée que moi. Nous avons grandi ensemble. Quand elle eut huit ans, un miracle se produisit. Celui dont nous rêvions tous pour chacun de nous. Elle fut adoptée. Sa mère était belle ! Élégante, attentionnée, souriante... Et son père, moins chaleureux, mais néanmoins content, même s’il ne le manifestait pas en public. Les Mitterburg appartiennent à la riche bourgeoisie viennoise. Ne pouvant avoir d’enfants, ils vinrent à Lesdorf. Ils choisirent Luise après trois visites. Le jour où ils l’emmenèrent, nous étions tous massés autour de l’attelage. Au cas où ils en auraient voulu un deuxième... Excusez-moi, je vous ennuie avec mes souvenirs. Bref, durant longtemps, nous fûmes trois : Luise, Franz et moi. Puisque nous n’avions pas de famille, nous nous en étions composé une nous-mêmes. Franz était notre petit frère, petit surtout à cause de sa taille, car il ignorait sa date de naissance. Nous passions notre temps ensemble. Après son départ, Luise revenait régulièrement nous voir. Ou ses parents acceptaient de nous recevoir, quand elle avait insisté jusqu’à les rendre fous. Tout a été brisé un jour d’avril 1804... J’avais quinze ans à l’époque.