— Pourquoi avais-tu parlé de moi à Mudas ? je chuchote.
— Parce que je n’parle que de toi, répond-elle.
Boudiou, cette secouée que j’éprouve, partout, du chignon aux tendons d’Achille en passant par la moelle épinière ! Une réplique pareille, ça vaut les déclarations d’amour les mieux torchées, avoue.
Et j’irrésiste de tant de ferveur candide, de tant de pureté farouche. De tant d’amour si fort ancré dans un cœur neuf. Elle est là, dans cet escalier morose qui sent la cire et le plâtre fané. Triomphante dans ses seize ans, comme une fleur des champs dans son champ. Alors je lui chope le menton dans ma grosse main impure, et je l’embrasse sur les lèvres. Pour la première fois. Oh, c’est pas la galoche goulue, la vache bisouille prépareuse. Nos bouches restent closes. Elles ne se goûtent pas. Simplement elles se joignent. C’est ça, la vraie véritable union. Cette douce jonction, comme un cœur aborde un autre cœur, doucement, pas qu’ils s’entre-ébrèchent. Seigneur, quelle merveille ! Quelle musique dans nos âmes, merde, j’ose le dire. Musique. Le Ciel existe : je l’ai rencontré. Ses lèvres ont le goût de ses larmes. On demeure un instant, oui, juste un petit instant d’éternité de rien du tout qui ne cessera jamais.
On se sépare, mais ce n’est plus une séparation.
Malgré tout, la honte me vient d’abuser de la situation, alors que c’est la situation qui a abusé de moi. Ou qui m’a abusé. Les conventions, dare-dare, reprennent leurs droits. Et quoi, je pourrais être son père, naninana… Seulement voilà : je ne suis pas son père ! Et c’est là que tout bascule. Non ! Je ne suis pas son père, mais seulement un homme qui l’a vue grandir. Qui s’est amusé et attendri de ses boutades impertinentes de gamine délurée. Un homme qui ne peut se cramponner davantage au souvenir des souvenirs qui la gardaient enfant. Je ne suis pas son père et elle n’est plus une enfant.
Elle, elle m’aime depuis toujours, d’un amour de femelle. Moi, je me contentais de bien l’aimer. C’était un petit écureuil frénétique qui faisait grincer la roue folle de son enfance.
— J’ai l’impression de jouer Gigi, murmuré je.
— Laisse, fait-elle vivement, dis rien, c’est pas la peine !
Et puis on demeure au bord des marches, sans se décider à les descendre.
— Je suis fière, soupire Marie-Marie.
— De quoi ? De qui ?
— De nous. De la vie…
De l’autre côté de la porte, une femme effondrée pleure un drame hors du commun.
UN DÉTAIL…
Des rires plus gras qu’une tête de veau vinaigrette sortent de la loge, par bouffées.
Je mate au guichet aménagé dans la porte vitrée et aperçois le preux Béru, attablé en compagnie d’une forte gaillarde au nez rougeoyant comme un ciel de 14 Juillet. Un litre de vin, rouge également, les sépare, ce qui n’a jamais constitué un obstacle irrémédiable entre deux individus, bien au contraire.
Bérurier, selon l’interprétation que je fais des échos sonores parvenant sous le porche, est en train de raconter à Mme Pipelette la meilleure position que doit adopter une dame pour se faire enfiler debout. Il pousse l’obligeance jusqu’à se lever pour rendre plus explicite ses affirmations, et mimer la figure du « h » (je ne dis pas « h « majuscule). Cette posture (une jambe levée à l’équerre) est, selon ce tout grand technicien de l’amour, la mieux adaptée aux circonstances qui rendent nécessaire un coït vertical. Il commente la torsion qu’elle imprime à la babasse de l’intéressée, torsion assurant un angle de pénétration bien meilleur que la position du « y » à la renverse. Ça amuse infiniment la cerbère, laquelle objecte que, pour sa part, elle est partisane de la copulation en levrette dans les cas d’urgence, et qu’elle la pratique certains matins avec un éboueur sénégalais dont les copains ont l’amabilité d’assurer les prestations tandis qu’il pousse à madame un chibroque de vingt-huit centimètres dans le réduit où l’on remise les poubelles. La brave concierge au cul si peu raciste souligne qu’une telle posture permet de régler à volonté le tir et assure une prise mieux adaptée au partenaire. Selon elle, la verticalité prônée par Béru, si elle fait bénéficier les exécutants d’un face à face non négligeable, a pour inconvénient majeur son instabilité, un échassier debout sur une seule patte étant plus facile à déséquilibrer qu’un mammifère bien campé et pourvu d’un solide appui antérieur.
Ces deux thèses risquant de dégénérer, je toque au carreau crasseux pour alerter mon compagnon.
Qui se lève.
Serre la main potelée de son interlocutrice et nous rejoint. En apercevant sa nièce, il fronce les sourcils :
— Qu’est-ce que tu branles dans c’coinceteau, môme ? demande-t-il en parfait tuteur conscient de ses responsabilités.
On lui dit. Tout. Le hasard si grand, si vicelard ; le chagrin de la dame prof. On ne lui tait que ce moment éblouissant de l’escalier, car il appartient à nous deux.
— Pendant ce temps, tu flirtais avec la concierge ! s’indigne Marie-Marie. C’est pas pour t’vexer, m’n’onc, mais plus dégueulasse que toi, faut s’lever matin pour trouver.
Je prends l’ex-mouflette par le bras.
— Dis-moi, ma chérie, tu as quel âge ?
Elle rosit.
— Dans les seize carats, pourquoi ?
— Tu devrais commencer à rectifier ton parler, mine de rien. Ce qui amusait lorsque tu avais dix ans choque maintenant que tu es une jeune fille. Je sais bien que l’osmose est un phénomène difficile à combattre et qu’entre deux gorets il est difficile de devenir colombe, mais précisément, l’exploit n’en sera que plus grand.
Au lieu de se fâcher, la voici qui rayonne.
— Tonio ! C’est donc que t’envisages d’m’épouser un jour ? T’as peur qu’t’aurais honte de moi, hein ? Qu’j’te fasse manquer quand tu m’sortiras en société ? C’est ça, non ?
— Eh, dis, tu envoies le bouchon sur la rive d’en face, pouffé-je. Les jeunes filles qui réclament le mariage à un homme lui filent la trouille plutôt qu’autre chose, tu sais…
Mais elle ne se laisse pas entamer le moral par si peu.
— Tu sais, je pense qu’à ça. Et j’m’dis que, bon, d’accord, toi, ta mentalité, et même ta vocation, c’est célibataire ; seulement y a une chose : j’sus la seule femme au monde qu’tu pourrais marier, Tonio. La seule ! Je t’aime depuis toujours, tu comprends ? Donc je me prépare à toi, je me garde pour toi, j’sus déjà à toi, quoi, ayons pas peur. Et tu pourras m’modeler à ta convenance, Pygmalion. C’est le rêve de tous les hommes, y paraît, Pygmalion, non ?
Je ne lui réponds pas. Y a des trucs qui grouillassent dans mon âme, ou ailleurs…
Le Gros qui ne nous écoute pas, déclare soudain, radieux :
— Charmante femme, toute pleine esquise, assure-t-il, parlant de la pipelette. J’lu ai lié la connaissance manière de lui tirer les vers du nez à propos d’not’ client.
— Et tu as appris quelque chose d’intéressant ?
— Possible.
Bon : son numéro de chevalier mystère. Il délecte à jouer les cachottiers, par moments.
Dans ces cas-là, comme j’ai mes instants de vachardise, je cesse de le questionner et j’attends qu’il accouche spontanément.
On se dirige vers ma tire. Le soleil s’est calmé. Il fait tendre. Il y a des couleurs pas croyables là-bas, au-dessus du bois de Boulogne. Pourquoi ai-je l’impression d’avoir radicalement changé ? Ce matin, en m’éveillant, j’étais autre. J’appartenais à mon passé. Maintenant, je viens d’entrer dans le présent et il me semble que c’est la première fois.
— Cette dame concierge, finit par déclarer Bérurier, elle marche à la sympathie. J’ai tout d’sute aperçu qu’ma frime lui avenait. Qu’j’étais son genre.