— Tu es gentil.
Et puis c’est vrai que je suis gentil, mais qui m’a rendu gentil sinon elle ?
— Tu sais que Toinet t’a fait un dessin ?
Elle me montre, sur le buffet, un gribouillis de couleurs. Paraît, aux dires de ma vieille, que ça représente une maison, avec le soleil par-dessus et un arbre de chaque côté. D’après ce qu’elle a lu dans Parents, y a pas meilleure expression de la part d’un petit enfant que de dessiner une maison, avec le soleil et des arbres. Ça signifie qu’il est heureux et qu’il a besoin d’exprimer sa joie de vivre. Sans compter, si tu réfléchis, qu’est-ce qu’il existe de mieux, en dehors de l’amour, qu’une maison et le soleil ?
M’man ferme les yeux pour déguster sa chartreuse.
— C’est fort, s’excuse-t-elle.
On entend la radio de Marie-Thérèse, notre nouvelle bonne, une petite Bretonne fraîchement débarquée de Quimper qu’on a eue par la boulangère dont elle est la nièce. Marie-Thérèse est une boulotte qui boulotte davantage qu’une vache. Elle travaille comme une acharnée, suivant la promesse de sa tante, mais son défaut c’est qu’elle brise beaucoup. M’man vient d’acheter un service incassable à Euromarché, il coûte trois fois rien et on peut donc le casser sans regrets.
Son vice, pour l’instant, à Marie-Thérèse, c’est la radio. Elle a un transistor qu’elle balade de pièce et en pièce et qu’elle oublie de fermer avant de s’endormir.
— Tu devrais te coucher, Antoine, tu parais fatigué.
Les émotions, sans doute. Elles te griffent l’âme, t’écornent le cœur et tout ça est encaissé par le physique, s’y répercute durement.
L’ennui, c’est que je n’ai pas sommeil.
— Tiens, la petite Marie-Marie a téléphoné, ce soir….
— Que voulait-elle ?
— Rien, comme ça, prendre de mes nouvelles. On a bavardé au moins un quart d’heure. Il paraît que ses études marchent bien. En tout cas elle s’exprime dans un français très châtié. Elle n’a plus son côté gavroche.
— Tout le monde vieillit, dis-je pour cacher un embarras dont ma chère vieille ne se doute point.
Là-dessus, j’embrasse ma Félicie avec tout mon cœur et je grimpe dans ma chambre. L’escalier m’indique à quel point je suis alourdi par ce terrible remue-ménage de l’après-midi.
Et quelle fin de circuit, mon neveu ! La tête à Miss Juliana au ruisseau, comme celle de la première Marie-Antoinette venue ! Nature, c’est mézigue qui étais visé. Quelqu’un me filait… Depuis quand ? Depuis où ? J’avais rancard avec la Juliana au Fouquet’s. Ma tire était au parkinge George V, la sienne étant mal garée, on a opté pour sa guinde. Et c’est le ciel qui a dicté notre choix (le mien, pas le sien). Sinon c’était ma chignole qu’on aurait piégée et la tête au camarade Santonio allait se promener comme une grande le long du trottoir.
Tu parles si je la déguste, ma chambrette retrouvée.
Combien de fois déjà en ai-je poussé la porte en me disant que, sans un concours magique de circonstances, je n’aurais jamais dû la revoir.
Tu te rends compte, si je n’avais pas eu horreur tout soudain de la petite Hollanduche ? On serait retournés ensemble à sa voiture, et ensemble on aurait arrosé le pavé de Pantruche de notre beau raisin !
Et pourquoi ai-je eu horreur de cette ravissante pépée ? A cause d’un chaste baiser donné et pris à une petite fille trop vite grandie.
Ce qui revient à dire que sans Marie-Marie…
Ça bourdonne.
Pas longtemps. Et c’est elle, Miss Tresses qui décroche, vitement, comme si elle attendait mon appel.
— Tonio ?
— Il paraît que tu as appelé ici tout à l’heure ?
— Je voulais te demander pardon pour mon mouvement d’humeur. Si je me mets à faire du suif pour des plaisanteries, ça promet, non ? C’est ce que tu dois penser, hein, avoue ?
— Mais non, ma poule, la jalousie, ça fait partie de l’amour.
— Alors tu ne m’en veux pas ?
— Au contraire.
— Bien vrai ?
— Parole.
Elle ne trouve plus la force de parler, la Musaraigne. Elle est out un moment, vaincue par ce bonheur inouï qui lui choit sur l’âme.
Mais, nature d’élite comme tu la sais, elle règle ses étriers et repart au triple galop :
— Dis, Tonio, j’sus tracassée.
— A cause ?
— Mon prof, Mme Mudas…
— Je comprends ça, la pauvre femme.
— Je te parle pas de son chagrin, mais y a aut’chose.
— Quoi ?
— En fin de soirée, j’ai voulu lu filer un coup d’turlu, lu d’mander si elle avait b’soin d’moi ; ça me tracassait de l’avoir quittée brusquement, comme elle a voulu qu’on fasse. Ça a mis longtemps pour répondre, enfin, on a décroché. Une voix d’homme m’a répondu. Juste pour faire « allô ». J’ai réclamé Mme Mudas. Alors on a raccroché. J’ai cru m’être gourée d’numéro. Du coup j’ai resonné que resonneras-tu, mais ça fait le « pas libre », il y a un instant encore. Tu ne trouves pas ça anormal, toi ?
— Oh, pas particulièrement. Quelqu’un est auprès d’elle, un ami sans doute, et pour qu’on lui fiche la paix il aura neutralisé le téléphone.
Elle est mal convaincue, ma pie-borgne.
— Hmm, tu crois ?
— C’est probable. Elle ne veut parler à personne, tu l’as entendue quand elle nous a priés de la laisser.
— N’empêche, si je m’écouterais…
— Si je m’écoutais, la reprends-je.
— Oh, oui, excuse ; le beau langage pour honorer mon seigneur, pouffe la garnemente. Tu sais que tout à l’heure j’ai fait un numéro de vocabulaire choisi à ta maman ? Pas une faute d’accord, des épithètes triées sur le Larousse, de l’imparfait du subjonctif en bronze !
— Elle m’en a parlé, en effet, ça l’a beaucoup impressionnée.
Marie-Marie est aux anges.
— Tu comprends, faut que je l’habitue à c’que j’sus plus une gamine !
Puis, revenant à son professeur de deutsch :
— Si t’irais faire un tour chez Mudas, Tonio ?
— Il est plus de dix heures et demie, ma poule.
Elle rugit :
— M’appelle pas « ta poule », bon Dieu, j’t’l’ai demandé plus de cent mille fois : j’abomine !
Je chuchote :
— Marie-Marie… Tu espères vraiment qu’un jour je m’amuserai à traîner devant un maire une pétardière de ton acabit ? Hein, dis… ma poule ?
Elle se racle la gorge.
— Oui, dit-elle résolument, je l’espère vraiment.
Puis elle coupe la communication.
LE PIED DEDANS
Le boulevard Gouvion-Saint-Cyr est peu peuplé à cet instant de la journée. Quelques greffiers ébouriffés explorent les poubelles, la queue raide comme un rince-bouteilles. Des gens pressés d’aller se filer à l’horizontale arpentent le bitume d’un pas allongé. Des bagnoles se coursent sous les lampadaires.
On aperçoit des lueurs téléviseuses derrière beaucoup de fenêtres ouvertes, et les bruits qui ramassent sur le quartier sont tous issus de la maison Gruyère. Il fait tiède, presque chaud, ce genre de touffeur qui engendre l’insomnie dans les appartements parisiens. Les non estivants se zonent à poil, ce qu’incite à la copulation ; mais, leurs coups tirés, ils baignent dans d’inépongeables moiteurs en rêvant de courant d’air sous d’ombreuses tonnelles.
Comme je pénètre sous le porche du 633, une ombre plus épaisse que l’ombre ambiante remue faiblement tandis qu’une voix de rogomme (arabique) lance comme un lasso maladroit :
— ’qu’ v’s’allez, l’ami ?
Je me stoppe pour vérifier. L’ombre s’avance un peu, se désombrant donc, du fait de la clarté en provenance du boulevard, et je reconnais la dame concierge dont Béru éclusait tantôt le gros rouge en lui conseillant des postures de coïts verticaux.