Elle rit.
Je lui rends cet hommage.
— Et quelqu’un l’attendait ?
— Non, elle s’est éloignée en direction du métro.
— Vous n’auriez pas remarqué une voiture à proximité, avec à son bord, un type qui paraissait guetter ?
— Non.
— Eh bien je vous remercie, chère madame. Bonne nuit !
Elle me crache aux souliers et exclame :
— Bonne nuit ! Me dire ça, à moi, avec un cul qui m’a jamais tant gratté et un vieux singe endormi, c’est bien pour dire de causer !
ET ÇA CONTINUE !
Il est des gens qui méritent leur gueule, et des rues leur nom.
Peut-être, si tu es friand de Pantruche, oui, peut-être alors, connais-tu l’impasse d’Eden dans le quartier de Vaugirard ?
— Si oui, saute ce paragraphe, mon biquet, il n’est pas pour toi. Sinon, délecte-toi à ma description, je t’attends là.
L’impasse d’Eden, c’est un éden. Je pourrais m’arrêter là et te laisser un grand blanc économique afin de t’inciter à méditer, mais pour inciter mon patron à m’éditer, je te vas brosser un peu l’endroit.
Imagine-toi un grand jardin tout en longueur, coincé entre de hauts immeubles, mais protégé de ceux-ci par de vénérables arbres que j’ai pas fait attention à l’essence desquels, dirait Bérurier, mais que toujours est-il qu’ils sont hauts, frondaiseux, avec de beaux troncs vénérables, noueux, branchus bas. Figure-toi des pelouses mal peignées, avec des bordures de buis qui sentent bon le cimetière en automme. Point trop de fleurs, ou alors des touffes d’iris hirsutes. Et seulement quelques vieilles constructions basses de style Ile-de-France, moussues, décrépites mais nobles. La plupart de ces mélancoliques et si romantiques demeures (on en chialerait, hein ?) sont occupées par des artistes aisés, des sculpteurs surtout. Et c’est l’activité de ces gens qui parachève le côté fantasmagorique de l’impasse d’Eden. Leurs travaux débordent de leurs ateliers, en effet, et autour des maisons, tout un univers de rêve accomplit des gestes immobiles : Vénus aux bras gracieusement arrondis, faunes gambadeurs, amours joufflus, biches égarées, cornes d’abondance débordantes de fleurs et de fruits, chapeau pointu, turlututu, et merde, faut que j’arrête ce remplissage qui va finir par ressembler au catalogue de Manufrance.
Enfin quoi, c’est très chouette, très nostalgique. Ça porte à l’âme, et même au zob, l’autre étant le corollaire de l’une quoi qu’en pensent les poètes malbandeurs qui sont obligés de chercher des rimes dans des dictionnaires.
La maison la plus neuve est aussi la plus vaste. Les fenêtres à grands carreaux Louis Quatorzième ont été remplacées par des baies en verre trop dépoli pour être au net. Dommage, cette construction qui anachronise dans le paysage est démoralisante, car elle te fait piger que tout ça est en instance de disparition, et que d’ici bientôt y aura du bador immeuble en poutrelles d’acier et verre fumé à la place de ce jardin extraordinaire tombé de la chanson de Trenet.
Je franchis un mignon perron dont les trois marches branlent comme les dents d’un scorbutique ou un dortoir de « grands ».
La porte aussi est moderne. En verre. Pouah ! J’sais pas si tu es comme moi, mais le verre me fait horreur et honte. C’est un matériau de cons. Je hais Murano qui nous a fait tant de mal. Et j’aimerais aller m’y balader de long en large au volant d’un char AMX 30. Ça porterait bonheur à tout le monde !
Dominant ma répulsion, je pousse l’un des vantaux grenus et saugrenus. Car, faut te dire, y a écrit dessus : Entrez sans frapper.
Mon rêve !
Car y a rien de plus idiot que de frapper ou de sonner à une porte et d’attendre que quelqu’un vienne t’ouvrir. C’est une survivance des ponts-levis du Moyen Age, ça.
Je pénètre dans un petit hall tout peint en blanc, avec des carreaux en damier noirs et gris.
Le mobilier est constitué par une minuscule table de cuisine, une chaise et un vieillard. Le vieillard porte des bleus de travail fripés, une casquette, des charentaises. La chaise porte le vieillard, quant à la table, elle porte une bouteille de Ricard et une carafe d’eau. Le bonhomme tient son verre en main et paraît ravi par les opalescences miellées qui s’en dégagent. Ma venue ne l’importune pas et il la considère comme nulle et, justement, non avenue.
— Alors, grand-père, ce Ricard ? abordé-je en primesautant.
Les hommes jeunes adoptent toujours un parler rondouillard pour s’adresser à un vieux mec, tu noteras. C’est protecteur, la jeunesse, vis-à-vis des vieux qu’elle n’assassine pas.
L’interpellé boit une forte gorgée avant de répondre :
— Le Ricard ? C’est la plus belle conquête de l’eau[2] !
Ces mondanités étant échangées, j’entre dans le vif du sujet.
— J’aimerais rencontrer le professeur Chultenmayer.
— Que lui voulez-vous ?
— Simplement bavarder avec lui.
— Vous savez, fait le Ricardman, il reçoit peu.
— Il a bien raison, ça lui permet de sélectionner ses visiteurs.
Je sors une carte admirablement gravée d’un étui Hermès conçu pour et taillé dans de la peau de caïman élevé uniquement au lait Guigoz à cette intention.
— Si vous voulez bien lui faire tenir ceci.
L’ancêtre à la gapette sort ses lunettes de sa poche, en chausse un nez couvert de longs poils gris, lit, hoche la tête.
— J’ai connu un policier, autrefois, me dit-il en me la rendant.
— Jamais deux sans trois, prophétisé-je à bon marché.
Et comme je dis ces mots banals, et même banaux puisque je fais un four, du fond de l’horizon, arrive avec furie un cyclone qui mériterait d’être jamaïcain tant sa violence est extrême.
Oui : Bérurier, tu l’as dit. Ou pour le moins pensé.
Bérurier, dans un costar jean délavé, javellisé, dépenaillé, comme il sied en cette époque où, plus tu ressembles à un clodo, plus tu es dans le ton.
Un Bérurier en trombe, en trompe, sans chemise, et tu admirerais la forêt de poils taurins qui lui foisonnent par l’échancrure de la veste qu’il ne peut boutonner que par le dernier bouton (situé sous le ventre). La braguette éclair carbonisée déjà, tu penses, fallait pas rater ça. Les pinceaux sans chaussettes, engoncés dans des choses de toile qui voulurent être « baskets » et ne sont plus qu’emplâtres de toile et de caoutchouc.
— Ah ! bon, t’es déjà laguche ! il se refrène en me découvrant.
Je le désigne à l’homme au Ricard entre les dents :
— Et voici votre troisième flic, messire, n’avais-je pas raison ?
— Donc tu connais la nouvelle ? questionne Béru.
— Cet impôt sur le capital qui…
— Boug’ d’c’ ! La gonzesse, la mère Mudas… Chez elle ? On a…
Je le cisaille :
— Je sais tout, calme-toi. Tu es frétillant comme le serait un jeune gardien de la paix venant d’appréhender l’ennemi public Numéro Hun !
— C’est que j’ai appris que cette gonzesse est la fille…
— Moi aussi. Alors ne clame pas, comme du haut d’une tribune, des choses déjà archiconnues.
Comme l’homme à la gapette et au Ricard en cours de réchauffement paraît quelque soit peu interloqué, je lui déclare :
— Tout cela pour vous dire que nous devons être reçus d’extrême urgence par le professeur Chultenmayer.