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Il en paraît brusquement convaincu :

— Sûrement, admet-il, je vais voir.

Et il s’évacue par la porte du fond, tout comme dans une pièce de Sacha Guitry qui lui, au contraire, s’en servait pour entrer.

— C’est un drôle de pastaga, non ? dit Bérurier.

Le mot lui met l’anis à la bouche, aussi vide-t-il le godet du réceptionniste.

— Comment as-tu su ?

— Par ma pécore de nièce qui m’a cassé les roustons comme quoi ça n’répondait rien chez sa professeuse et qu’avait dû arriver quéque chose. J’sus t’été. Et j’ai découvert…

— Un mort dans la salle de bains.

— Oui, plus, en regardant les papiers qui jaugeaient le sol…

— Que la dame Mudas s’appelait Chultenmayer de son nom de jeune fille ?

Il renfrogne.

— Avec toi, y a jamais rien moyen, ronchonne Sa Majesté.

Il prend le parti le plus sage, celui de se servir un nouveau Ricard[3] bien tassé.

Du temps passe en s’écoulant doucement, comme je l’ai lu récemment dans un roman de si toute beauté que c’est impardonnable d’en avoir oublié le titre.

— Tu te rends compte, repart Alexandre-Benoît, ragaillardi par son Pernod (j’avais mal lu l’étiquette, c’était du Pernod 45), les circonstances, quand ça s’y met ? Nous, Félix, hier tantôt. Et toi qui retournes chez lui pour lu r’monter la pendule et qu’entends les proposes de l’assistante… Et pis ce type qui, pendant ce temps, tubophonait au burlingue pour pouvoir s’tuer devant toi. Et il était somme toute, si on réfléchit bien, attends qu’j’dise pas de connerie c’est pas mon genre, voui : y l’était le gendre au savant, ayant épousé sa fille, hein, si mes déductions sont bons ? Et toi que tu vas chez ce pauvre gonzier et que tu trouves ma nièce. Et puis…

— Tu sais que je connais l’histoire ? coupé-je.

Le vieux en bleus revient, l’air affolé.

— Eh ben ça alors ! Ça alors, il grapatouille.

— Quoi ? coassé-je, pressentant un nouveau drame.

— Y n’sont point là !

— Vous l’ignoriez ?

— J’ai arrivé ici ça fait une vingtaine de minutes, j’ai ouvert avec mes clés et m’suis installé, comme tous les matins.

— Quand voyez-vous le professeur ?

— Y a pas d’heure fisque ; c’est selon. M’arrive même d’pas l’voir d’une journée entière quand y s’enferme dans son laboratoire. Je ne vois qu’elle.

— Qui, elle ?

— Sa dame.

— Et son assistante ?

— Il a pas d’assistante : c’est sa dame qui lui aide dans ses travaux.

— Une jeune femme châtain, coiffée court ?

— Vous la connaissez ?

— De vue. Et sa fille ?

Non plus, mais j’en ai entendu causer : ça ne marchait pas du tout leurs relations, les deux.

— Le gendre ? Vous connaissez son gendre ?

— Lui, oui. J’l’ai vu une fois, non, deux ! Même que ça bardait entre eux, M. Chultenmayer et ce garçon.

— Il est venu ici ?

— Oui, deux jours d’suite. Mais la s’conde fois, quand il a parti, le patron l’avait drôlement rabaissé le caquet car il était tout péteux en s’en allant.

— Il y a combien de temps de ça ?

— Oh, c’est récent : dans les environs d’une quinzaine.

— Il n’est plus revenu depuis ?

— Non.

— Il n’a pas téléphoné ?

— Ça, j’en sais rien, j’sus gardien, par estandardeur.

— Il y a longtemps que vous travaillez pour le professeur ?

— Depuis qu’il s’est installé ici, ça doit tourner sur deux ans. Mais je le connaissais d’aut’fois.

— De quand ?

— L’Occupe. Sans vouloir l’offenser, M. Chultenmayer est juif à ne plus en pouvoir, et juif allemand, pour couronner ! Mais brèfe, ça l’a pas empêché d’être un très brave homme. Teigneux, râleur, mais brave. Pendant l’Occupe, y s’trouvait plancardé dans mon immeub’ sous l’nom de Mathieu. Mathieu, avec un blair comme le sien, j’veux bien, mais enfin ça lui regardait, après tout. Il habitait notre palier, moi et ma femme qui vivait encore en ce temps, chère Rose. Un soir, on tambourine à ma lourde. J’ouvre. C’est lui, blanc comme une communiante.

« — Permettez-moi d’entrer, il me supplie, c’est une question de vie ou de mort. »

« Je le fais entrer. Il pouvait plus respirer, plus causer, rien. Et v’là un bruit de remue-ménage dans l’escadrin. J’vais pour aller voir. “Non, non, qu’il me dit, n’ouvrez pas : c’est la Gestapo !” Il me chuchote comme quoi il est juif. Juste comme il venait d’entrer dans l’immeuble, il a vu stopper une bagnole pleine de frisés. Des mecs ont réclamé après lui à la concierge qui, heureusement, l’avait pas vu rentrer. Alors il s’est élancé comme un fou, et voilà que l’idée l’est venue de frapper chez moi, rapport qu’on se disait bonjour, bonsoir, et qu’y lui arrivait de descendre la poubelle à ma pauvre Rose, le matin. C’était grave pour nous de cacher ce type, mettez-vous à notre place. Mais de le voir, affolé comme une bête blessée, et d’entendre gueuler en chleuh dans l’escalier, mettez-vous à notre place. On avait quasiment aussi peur que lui, et même plus du fait qu’on était pas juifs, moi et Rose et que de ce fait on avait pas l’entraînement.

« Vous dire les minutes qu’on a endurées, là, dans mon vestibule… De les entendre gueuler comme des forcenés, et dans quelle langue, seigneur ! Enfoncer la porte. Piétiner de l’autre côté de notre galandage. Tant que je vivrai, voyez-vous ! Tant que je vivrai ! A la fin, y z’ont partis. Mais en laissant un fractionnaire dans la loge. M. Chultenmayer est demeuré quatre jours chez nous. Notez qu’il a su se reconnaître car il avait beaucoup d’argent et de cartes d’alimentations plus ou moins fausses sur lui. Les juifs, faut comprendre, y sont obligés d’être prévoyants, avec tous ces pépins qui leur arrivent d’un siècle sur l’autre, les pauvres. D’autant qu’après tout, hein, juif, tu choisis pas.

« Au bout de quatre jours, la voie étant libre, on l’a déguisé en gonzesse avec les fringues à ma pauvre Rose, et y s’en est allé vers sa destinée. Quand voilà-t-il, y a deux ans, que je le trouve nez à nez, rue de Rennes. On s’est reconnus situlmanément, moi et lui.

« — M’sieur Mathieu ! » j’ai écrié.

« — Boujus ! »

« On s’est sauté au cou.

« Pas fier, m’sieur le professeur. Et d’une reconnaissance folle, ce qu’est pas le cas de tous les juifs. Je vois par exemple ceux de mon beau-frère. Des gens qui logeaient dans son immeuble et qu’il a pas dénoncés de toute la guerre. Vous croyez qu’ils l’en auraient témoigné de la gratitude ? Fume ! Mais enfin, y a juif et juif, hein ? C’est comme partout. Moi j’ai connu des nègres impeccables, des communistes idème ; y n’existe pas de règle absolue.

« Pour vous en revenir, notre rencontre, rue de Rennes. Le professeur revenait d’Angleterre où il avait séjourné plusieurs années, pour s’installer ici, impasse de l’Eden. On discute, pour causer. Je l’apprends mon veuvage, du fait de ma pauvre Rose, morte si prématurément d’un cancer mal placé ; et que j’étais à la retraite, travaillant un peu de-ci, de-là, au noir comme on dit, manière d’améliorer mes revenus. Et c’est alors qu’il m’a pris comme récepteur, M. Chultenmayer, mon élan c’est toujours de l’appeler Mathieu, à cause de l’Occupe. J’sus là, huit heures par jour. Je règle le chauffage, je répare les lavabos, les bricoles. Quand quéqu’un vient, je reçois, je fais le barrage, quoi. Un bon petit boulot pas cassant. »

Il prend son verre, le découvre vide, sourcille car il le savait à demi plein, puis le remplit et déguste sans s’apercevoir que pour les raisons énoncées plus haut, j’ai remplacé le Ricard par du Pernod. Faut dire qu’il n’a pas à entrer dans mes scrupules et qu’il a parfaitement le droit de préférer le Ricard (la plus noble conquête de l’eau) au Pernod, fût-il 45 ; vrai ou faux ? Enfin, bref, là n’est pas notre propos.

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3

Je te jure que je palpe rien de Ricard. D’ailleurs, dorénavant, je vais leur faire boire du Pernod.