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— A cause ? grommela son compagnon qui crut la phrase allusive.

— Parce qu’il bougera moins. D’ailleurs il lit, ce qui lui garde la tronche fixe.

— … le génie humain, ce dompteur de planète

Il aimait bien cette phrase, Linduré. Car elle était de lui. C’était d’ailleurs la seule du discours qu’il eût enfantée. Pour la faire applaudir, il abaissa son papelard et attendit. Quand un orateur agit de la sorte, son auditoire comprend spontanément qu’il est convié à battre des mains et ne manque pas de souscrire à la requête, moins pour donner satisfaction au tribun que pour abréger la durée de sa prestation.

Il y eut donc des bravos-remoulades.

Linduré sourit, content, et répéta :

— Le génie humain, ce dompteur de planète

Ce fut à cet instant précis que le petit sec, là-haut, actionna la détente à câble de son instrument.

— … et qui se joue de la nature, poursuivit le ministre.

Il porta sa main-à-gestes à sa nuque pour masser l’arrière de son génial crâne où venait de se constituer un picotement désagréable. Mais le picotement continua après qu’il eut retiré sa main. Il poursuivit la lecture de son discours. Le picotement ressemblait de plus en plus à l’action d’une vrille.

« J’espère qu’un de ces abrutis aura de l’aspirine ! » songea Sauveur Linduré en arrière-plan.

Il continua de lire, d’une voix qui, sans qu’il en eût conscience, s’était faite un peu hasardeuse.

Parvenu enfin au point de péroraison (marqué d’un trait rouge) où il devait larguer son entraîneur et foncer seul sur la piste du vélodrome, le ministre coula le papier dans sa poche, se racla la gorge et voulut lancer le cocorico superbe et généreux.

Mais il resta muet.

C’était le trou, le vide, le blanc intégral.

Il essaya de rappeler à son esprit ces beaux mots bien briqués qui se refusaient. En vain. Il dut recourir à ses paperasses et lire la fin de son texte d’une voix morne et creuse, sans impact.

Après quoi, furieux après lui, il descendit rageusement de l’estrade dans un crépitement de bravos polis.

A cet instant, il ne savait pas encore qu’il venait de perdre définitivement la mémoire.

L’EXHIBITIONNISME

— J’te dis qu’c’est lui, s’écrie Béru.

— Lui qui ?

— Et même, j’te dis qu’c’est t’eux !

— Eux qui ?

Au lieu de me répondre, il se dresse devant notre guéridon de marbre tel un naufragé sur son radeau quand il croit apercevoir une fumée, et hurle, à en dominer la circulation du boulevard Saint-Martin :

— Molasson !

Son timbre, plus vigoureux que mille cornes de brume saluant l’arrivée de Tabarly à Newport, immobilise deux hommes qui viennent de déboucher du métro. L’un est jeune, carré, sans cou, l’autre maigre et démuni. Le premier traîne le second au bout d’une brève chaîne car il lui a passé les menottes. Béru gesticule si péremptoirement que l’étrange couple s’approche de nous sous les regards intéressés des autres clients de la terrasse toujours friands de ce genre de choses, et je te passe ceux des badauds qui badent en force sur le boulevard.

Ces gens privilégiés ont alors la bonne fortune d’assister à une scène un peu inouïe sur les bords : Bérurier embrassant un inculpé et serrant la louche à son appréhendeur avec effusion.

On dirait qu’il n’a pas pris conscience de leurs positions respectives qui, quoique similaires à première vue, sont fondamentalement différentes puisque l’un des deux a la clé des menottes.

— V’s’allez prend’quéqu’chose, les gars !

— Sans façon, répond le jeune-carré-sans-cou en relevant son poignet gauche pour souligner l’intempestance du moment.

— Ah, non, Evariste, tu vas pas faire chier l’marin ! proteste le Gros. Assistez-vous, mes seigneurs, on va écluser un gorgeon. Nous, on en est au perroquet, l’Antonio et mécolle : ça fait vacances.

Le Gros tapote l’épaule d’un jeune étudiant en foutrerie qui potasse son cours à la table voisine.

— T’peux t’lever un’s’conde, mec ? lui demande-t-il.

L’étudiant, un mal baisant boutonneux qui ne se touche même pas avec des pincettes, se dresse, surpris.

— Merci, c’tait juste pour ta chaise, lui dit le Gros en retirant le siège des fesses estudiantines.

Il flanque la chaise devant notre table. En récupère une seconde, un peu plus loin, en évitant un petit garçon sous grenadine-limonade malgré les protestations de sa grand-maman.

Le policier de rencontre et sa proie prennent place, sans autre. Moi, durant ces menues manœuvrettes, j’ai eu le temps de retapisser l’arrêté : il s’agit de M. Félix, ce professeur de lettres que nous connûmes à bord du Mer d’Alors au cours d’une mémorable croisière[1]. Le digne homme (devenu un homme indigne si j’en crois le bracelet d’acier qui lui sert de gourmette) s’est goinfré de délabrement physique. Il est hâve, mal poilu, blanchâtre, en hardes d’anarchiste d’avant 14. Son regard fiévreux n’exprime rien de tendre et il ne lui manque que d’avoir faim pour faire pitié.

Il s’assied tout en regardant ailleurs. Molasson, officier de police patenté, est gêné. Comme il m’a reconnu, il n’a pas osé refuser le verre proposé par Béru, mais, très évidemment, ce zélé fonctionnaire n’a pas pour habitude d’écluser en compagnie des gens qu’il appréhende.

— Vous connaissez l’individu, monsieur le commissaire ? il demande d’une voix d’oraison (du plus fort qui est toujours la meilleure).

— Comme je te vois, répond Béru en mes lieu et place ; on a fait le tour du monde ensemble, postivement. C’t’un type, m’sieur Félisque. La plus belle bite de France !

— Je sais, rétorque Molasson.

Son ton rogue laisse espérer des suites captivantes. Un simple hochement de mon menton les lui déclenche.

— Je l’ai surpris dans les couloirs du métro, faisant de l’exhibitionnisme. Il avait le sexe à l’air et écartait les pans de son imperméable quand une dame passait devant lui. C’est l’imperméable qui avait attiré mon attention : par ces chaleurs il était incongru.

Bérurier hoche sa rude tronche de penseur sans pensées :

— M’sieur Félisque, v’s’en êtes là ! Un homme comme vous, av’c un zob pareil, d’une telle ampleur que pour la première fois de ma vie j’sus battu ? Un phénomène de c’t’capacité, qu’à bord du Mer d’Alors les passagères s’bousculaient à vot’cabine pour s’faire fourrer en queue leu leu et qui mieux-mieuses ! Mais qu’est-ce y’v’s’arrive ? Vous ne pouvez plus goder, ou quoi-ce ?

Félix trouve sur la surface du Gros un territoire où faire atterrir son regard désenchanté et déclame :

— Plonger au fond du gouffre, enfer ou ciel, qu’importe, au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau.

— Ce qui, traduit en français, veut dire ? s’inquiète le Mastar qui est beaucoup de choses sauf baudelairien.

— Lorsqu’on n’a plus rien, mon ami, on cherche autre chose.

Je pose une main compatissante sur l’épaule décharnée du personnage.

— Allons, expliquez-nous vos problèmes, mon bon Félix. Et vous, Molasson, soyez gentil : délivrez monsieur de l’infamant bracelet qui le déguise en malfaiteur.

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1

Cf. : Les vacances de Bérurier.