— Lorsque vous êtes entré au service du professeur, voici deux ans, il était déjà marié ?
— Naturellement.
— Parlez-nous un peu de son épouse.
— Qu’est-ce v’voulez que j’en dise ? C’est une femme pas très marrante, boulot-boulot, quoi, v’voyez l’genre ? Elle s’occupe de lui avec dévotion. Je crois qu’elle a été son élève avant de devenir sa femme.
— Il leur arrivait de partir sans crier gare, comme aujourd’hui ?
— Jamais. C’est la première fois.
— Vous avez l’impression qu’ils sont simplement sortis un moment ou bien qu’ils sont carrément partis en voyage ?
— Ça, je vois mal la différence…
— Accompagnez-nous dans leur appartement, je vais vous la montrer.
— Mais…
— Police, vous dis-je.
— D’accord, mais faut un mandat de perquisition, non ?
— Qui vous parle de perquisitionner ? Il s’agit d’un coup d’œil. Pas question de toucher à quoi que ce soit.
— Bon, alors… Mais j’sais pas si le professeur serait content. Il détestait qu’on entre chez lui. Même moi, je dépassais rarement son bureau.
En bas (tout le rez-de-chaussée plus le sous-sol), se trouvent les salles réservées aux travaux de Chultenmayer. Il est bien superflu de te décrire cet antre d’alchimiste moderne, avec son matériel mystérieux, fait d’acier chromé et de verre, ses appareils dont il n’est pas possible de percevoir l’utilité. Encore heureux lorsque le regard accroche un objet identifiable, auquel on est en mesure d’accrocher un nom : bec Bunsen, éprouvette, cornue, etc. C’est le domaine inquiétant de la recherche ; inquiétant parce qu’on se demande ce qui peut bien être découvert à l’aide d’un fourbi aussi impressionnant. Certaines machines aux formes compliquées paraissent dangereuses et l’on n’a guère envie de s’aventurer en ces lieux d’où l’on se sent proscrit par l’ignorance.
Aussi, restons-nous au seuil de ces locaux, conscient déjà d’exposer sa santé du seul fait de sa contemplation.
— Le professeur recevait beaucoup de monde ? demandé-je, en baissant le ton, comme si je me trouvais dans un sanctuaire.
— Très peu.
— A quelle fréquence ?
— Y avait pas de fréquence, parfois quelqu’un venait, la plupart du temps il était attendu et le professeur le recevait tout de suite dans son bureau. Un type, entre z’autres, un étranger qu’était pas français, avec un fort accent de j’sais pas où. Un gros, très blond, qui portait des lunettes dorées et qui, j’sais pas pourquoi, en s’en allant, déposait toujours un petit billet sur le coin de ma table.
— Il s’appelait ?
M. Boujus soulève un tantisoit sa casquette et se met à gratter son crâne avec les trois derniers doigts de sa main…
— Bougez pas, un nom assez court… Cerne… Terne… Ah ! ça me vient : Sterny.
— Il restait longtemps ?
— Des fois, toute la journée. Ils allaient bouffer au petit restaurant de la rue de Vaugirard, le Vaillant Caporal où ils font les tripoux d’Auvergne comme des dieux.
— Et en dehors de ce Sterny ?
— Alors là… Du casuel, quoi. Rare.
Pour leur confort personnel, les Chultenmayer ne se sont pas taillé la part du lion. En effet, leur appartement se compose d’une grande chambre en désordre, d’une salle de bains, d’une kitchenette et d’une pièce mansardée qui se serait voulue salon, mais que les occupants n’ont eu ni le temps, ni surtout l’envie d’aménager comme tel. Si bien qu’on n’y trouve qu’un grand canapé surchargé de journaux, un électrophone, des piles de disques, d’autres de livres, plus un lampadaire acheté dans un Uniprix. Les murs n’ont pas été tapissés et ne sont revêtus que de leur plâtre d’origine, non mais tu juges ?
Pas de salle à manger. Visiblement, la nourriture passait pour le couple à l’arrière-plan, et quand ils bouffaient at home, le brin de cuisine lui suffisait avec sa table rabattante et ses deux tabourets.
— Ils prenaient leurs repas à l’extérieur ? je demande.
Le camarade Boujus rigole :
— De ce côté-là, eux, y n’s’cassaient guère. A midi, j’allais leur chercher deux sandwiches jambon-beurre et deux bananes qu’ils se cognaient sans arrêter de gratter, en buvant de l’eau minérale. Le soir, c’était elle qui préparait la clape. Mais des misères : un bif et du fromage, plus des fruits, ça oui, beaucoup de fruits. Ils ne se rendaient au Vaillant Caporal que juste en compagnie du gros Sterny, parce que ce type, avec un tel gabarit, il n’était pas en mesure de sauter une bouffe !
— Ils avaient une femme de ménage ?
— Non : moi, pointe à la ligne. Pour le plus gros, et en compagnie à Mame Margarette, toujours.
— C’est le prénom de Mme Chultenmayer ?
— Exacte. Mais comme vous le constatez, y n’étaient pas minutieux ; les savants, juifs surtout, le confort, le bien-tenu, ménage, tout ça, tintin. Euss, c’est travail, biznesse, sérieux. V’rendez compte qu’y n’avaient seulement pas la tévé ? C’est ça, moi, le plus surprenant : pas de tévé. Vivre sans Zitrone, au Théâtre ce Soir, ni les Chiffres z’et les Lettres, dont je comprends pas toujours, mais qu’j’aime bien suivre, surtout t’à cause de Masque Favalelli qu’est un homme intelligent, plein de bon sens, et qu’on sent la gentillesse rien qu’à sa manière de trouver des mots de huit lettres, alors franchement, qu’on peut, je pige pas. Et si j’vous disais : pas d’radio non plus. Y vivaient réclusionnés tous les deux. Si : y s’étaient abonnés au Monde. Mais le Monde, hein, du point de vue des illustrations, merci bien. Enfin, chacun ses goûts…
Tandis que ce bavard s’épanche, je contemple la vaste chambre si peu joyeuse, encombrée de revues scientifiques, de livres rébarbatifs. Il y flotte une odeur indéfinissable et désagréable. Des relents chimiques. Et peut-être de corps mal tenus. On voit du linge sale traîner un peu partout.
Je vais à une penderie. Un coup d’œil me révèle qu’ils sont partis en voyage, les Chultenmayer. Car, à terre, se définit très bien l’emplacement d’une forte valise, grâce à la poussière cernant un rectangle net. Et puis les effets accrochés sont très clairsemés. Et l’on a prélevé également des chaussures sur le râtelier de cuivre.
— Curieux qu’ils ne vous aient pas laissé de message, dis-je à Boujus.
— Ça, vous pouvez l’dire. Ça les ressemble pas.
Il est soucieux.
— A moins qu’ils me téléphoneront ?
— Possible.
— Seulement y a point d’appareil dans l’entrée, faudra que je laisse les portes ouvertes jusqu’à son bureau, entendre la sonnerie.
Tandis qu’il suppute, je redescends. Bérurier n’est plus là. Au moment où je suis parti sur les traces de Boujus, il m’a fait signe qu’il restait, et je pensais que cette décision lui était dictée par la boutanche de Martini (tu vois, je change encore, alors là, on ne pourra pas dire, hein ?). Certes, le niveau paraît avoir baissé dans la bouteille, mais il ne faut pas longtemps à Mister Mammouth pour écluser quelques centilitres de truc-qui-se-boit. Alors ? Où a-t-il été ?
Je l’appelle dans la maison : rien.
Au-dehors, sur ma modulation de fréquence : re-rien !
Qu’est-ce qu’il branloche, Gradube ? Pourquoi cette décarrade expresse ?
T’as une idée, toi ? Non ? Naturellement !