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— Cherche…

— Je chercherai plus tard.

Elle regarde par le hublot. On survole la France, très rapiécée, mais toujours neuve quand il fait soleil.

Son profil forme médaille contre le vitrage étincelant.

— Ton maquillage m’intimide, je murmure.

— Tant mieux, fait-elle sans se retourner.

* * *

Comme dirait mon pauvre cher Béru : une pluie antidiluvienne noie l’aéroport d’Abidjan lorsque nous nous y posons aux aurores du lendemain. Quand je dis pluie, je reste dans la convention, car il s’agit de trombes d’eau.

Un employé de l’aéroport, vêtu d’un short kaki, d’une chemise blanche à épaulettes et d’une chevelure afro qui fait ressembler sa tronche à un tas de fourrage noir, est là, à l’échelle, armé d’un pébroque d’escouade afin de piloter les passagers jusqu’au bus de piste stationné en bout d’aile. Mais comme il n’a qu’un pépin et qu’il veille d’abord à s’en abriter soi-même, les débarquants préfèrent galoper jusqu’au véhicule. Le temps d’accomplir les huit enjambées indispensables, et nous sommes mouillés jusqu’aux rognons, avec la raie médiane qui cataracte comme une gargouille.

— Je voyais pas l’Afrique commak, dit la Musaraigne en claquant des chailles.

— Il faut se méfier des idées reçues, souris-je.

On est empilés. Le chauffeur, un superbe Ivoirien qui, c’est vrai, n’y voit pas grand-chose sous ce déluge, démarre en, tu sais quoi ? Trombe ! Te dire s’il est opportuniste ! On fait comme des boutanches-debout-dans-un-panier-placé-sur-le-dos-d’un-mulet-en-train-d’escalader-la-cordillère-des-Andes.

Vrrtrout ! La culbute. Ça glapit, enrogne, proteste. Je profite pour ouvrir en douce l’attaché-case du vieux grinchard et donner la liberté à ses barèmes de merde, que sacré bordel, on aura eu la vie carbonisée par eux, les barèmes, et tous ces machins qui te prévoient tout, y compris ta pomme, te réglementent, ensaucissonnent serré, pas que tu bronches : qui t’étatisent, bureaucratisent, démoralisent, neutralisent. Qu’on t’empêche, quoi. C’est cela la chiendance : cette volonté d’empêchement qu’on a délivrée contre toi depuis tant si longtemps, et qui s’accentue de plus en plus comme la viscosité d’un marécage où tu t’enlises, pauvre cervidé qui ne croit plus que par ses ramures de cocu congénital.

Marie-Marie se tient serrée à moi. Et sa présence, si contre, sa chaleur, son très ténu parfum, me déconcertent fondamentalement. Et quoi, s’agit-il d’une enquête ou d’un voyage de noces ? Les voyageurs puent le chien mouillé. Mais par-delà leur fouettance, la forte odeur de l’Afrique finit par l’emporter. On devine la chaleur à travers la pluie si intense. Des senteurs bouleversantes de plantes comme nulle part ailleurs.

Marie-Marie, cette personne dont je sens les rondeurs ? Comment faire pour échapper à ce complexe d’inceste qui m’empare ? Comment oublier la petite fille qu’elle était, il y a quelques jours encore ?

— Ta tante sait que tu es ici ?

— Cette grosse truie ? Je lui ai laissé un mot que je m’en allais quelques jours chez une copine.

— Elle va le croire ?

— Les mensonges, c’est pas fait pour être crus, c’est fait pour éviter la vérité, répond-elle non sans quelque pertinence selon moi.

Le bus nous largue dans le bel aéroport moderne tout empanaché de drapeaux ivoiriens qui ressemblent à des drapeaux italiens, sauf que le rouge est orangé. On charrie nos hardes détrempées jusqu’au bureau des douanes où de beaux officiers vachement bien sapés examinent nos passeports. Ils ne tiquent pas sur l’âge de ma compagne. Bon : les bagages au tourniquet. Ensuite un taxi. Il s’agit d’une Pigeot 404 en comparaison de laquelle une poubelle de la Goutte-d’Or pourrait passer pour le carrosse d’apparat de Sa Majesté le shah Durand.

Drivé par un S’en-fout-la-mort rigolard, il produit en fonctionnant le bruit que faisaient les vieux bateaux à aubes de jadis. Le taximan, très jeune, avec un ticheurte à la gloire de l’équipe de foot de Saint-Étienne, a certainement obtenu son permis sur auto-tamponneuse de la Foire du Trône, on le devine à sa façon de démarrer en troisième vitesse, de rouler avec deux roues sur le trottoir, de mettre sa flèche à gauche pour tourner à droite, et de rester accoudé au klaxon pour se frayer un passage plus aisément.

— Hôtel Ivoire, t’es sûr ? me demande-t-il, alors que nous abordons les faubourgs d’Abidjan.

— Oui, oui, je suis sûr.

— T’aimerais pas mieux un autre, plus joli, où t’auras des prix d’ami ? C’est un copain à moi qui tient. Si je t’amène, il te soignera bien.

— C’est gentil, mais je suis attendu à l’Hôtel Ivoire.

— T’auras qu’à décommander. Chez mon copain, c’est la belle vie de luxe, tu sais. Y a une piscine et tout ça…

— Non, merci.

— Je vais quand même te montrer, c’est sur le chemin de l’Hôtel Ivoire.

Résigné, je la boucle. D’ailleurs sa façon de piloter est autrement préoccupante. Il renverse une charrette de potier, écrase un chien famélique, déclenche quinze crises de tachycardie chez des génaires et finit par virer à angle presque droit dans une ruelle non pavée, au centre de laquelle une eau bourbeuse s’écoule avec la frénésie du Drac en crue.

Pendant cette équipée, la Miss Tresses s’est cramponnée à mon bras, pour maintenir un semblant d’équilibre, et puis aussi, parce que.

Le driver-man freine si fort que, bien qu’occupant la banquette arrière, je manque me retrouver sur celle de devant.

— C’est ici, nous lance-t-il, en nous montrant une construction sous la pluie.

Il s’agit d’une baraque blanche, tout en longueur, ravaudée au moyen de plaques de tôle et sur laquelle on a peint « otel » en lettres noires et baveuses. Elle est comme découpée en tranches par une succession de portes qui la déguisent en œuvre surréaliste, car la longue façade ne comporte aucune fenêtre : juste des portes. C’est une espèce de wagon de chemin de fer sans vitres. Un tonneau de forte taille, scié en deux et à demi enterré sert de piscine, ça se comprend au robinet qui le surplombe au bout de son tuyau. Y a des vieux vélos rouillés appuyés à la façade, plein de gosses merdeux sous un hangar contigu, et des cadavres de rats noyés jonchent un sol dont je ne te dis que ça.

— Tu viens visiter avec ta jolie dame ? propose obligeamment l’obstiné rabatteur. C’est tout confort et tout.

— Mais bordel de merde, je te demande de nous emmener à l’Hôtel Ivoire ! m’emporté-je.

Le jeune chauffeur se renfrogne. Quand il cesse de sourire, il paraît presque méchant.

— Oh, bon, ça va bien, ronchonne-t-il. Toi z’autres, les Blancs, vous êtes tous des sales cons !

Il exécute une manœuvre dont tu ne pourrais croire capable un véhicule à essence et ressort de l’impasse en continuant de débiter des choses racistes que je préfère ne pas écouter parce qu’enfin, j’ai beau être de son avis à cent pour cent, ma qualité de Blanc me dissuade de le renchérir, que je le veuille ou non.

— Attendez ! glapit soudain Marie-Marie.

Mais l’autre pomme est trop en renaud pour obtempérer. Tout ce qu’il veut, maintenant qu’il a raté une commission, c’est nous jeter sur le parvis de l’Hôtel Ivoire, et puis bonsoir m’sieurs-dames !

La môme est quasiment agenouillée sur la banquette défoncée et regarde par la lunette arrière, bien que celle-ci soit aussi claire que la marquise d’une gare dont la ligne n’est pas encore électrifiée.

— Quoi ? je demande.

Elle me montre une silhouette sous la flotte. Celle d’un gros zigmuche en imperméable verdasseux, coiffé d’un de ces préservatifs transparents qu’on te vend pour trois francs six sous dans les Zeuromarkas pour protéger ta tête de nœud des intempéries soudaines.