— Formide, dis-je : on est nourri et nos revolvers nous sont remboursés par la Sécurité sociale.
— Ouais, c’est ce que je me suis laissé dire.
Je me demande quelle conduite adopter sur l’instant.
Peut-être que le plus urgent ce serait de fouiller la chambre du père Chultenmayer du temps qu’il est en vadrouille chez les huiles ivoiriennes, non ?
UNE DENT CONTRE LUI !
La petite ravissante qui baise français achève de tout remettre en ordre. Elle fredonne une mélopée très jolie, avec son nez, ce qui lui laisse les lèvres libres pour fumer une cigarette.
— Te voilà encore ? Tu voudrais essayer tout de suite l’amour parisien, mais moi j’ai encore seize chambres à faire et mon matériel est à la maison. Comment tu voudras que je te fasse l’amour parisien sans huile de palme ni feuilles de kokikako !
— Évidemment, la rassuré-je. Je viens seulement attendre le vieux monsieur dans sa chambre comme il a demandé que je fasse : c’est ce qu’on m’a dit à la réception.
— Ah, bon, bien, alors tu viendras ce soir chez moi ?
— Je ferai l’impossible.
— C’est près du port, tu verras, très joli endroit !
Elle rassemble son matériel à nettoyer ivoirien, lequel est très occidentalisé, et se retire en me montrant une superbe langue extra-comestible dont elle souligne la prometteuse agilité en lui faisant exécuter des rotations à la vitesse d’une hélice actionnée par un moteur Rolls-Royce.
Sitôt qu’elle est partie, je me mets en devoir.
Mais ma déconvenance ne tarde pas, car les bagages, assez maigrichons, du professeur Chultenmayer ne contiennent que des effets personnels dont la modestie est bien révélatrice du bel esprit qu’ils enveloppent.
Rien non plus au plan de la paperasse. Tout cela est neutre, triste et sans histoire.
Je considère le téléphone d’un œil convoiteur, espérant qu’il va sonner, comme, en pareil cas, dans une chiée de romans de ce tonneau, afin de prolonger opportunément le magique fil conducteur ; mais va te faire mettre ! Nothing. Alors, tant pis, puisque ce bouquin est différent des autres, je m’en vais sans être plus avancé qu’en pénétrant ici.
Et sa bonne dame, la jolie rousse ? Et sa grande fille, la veuve assassine ? Pourquoi se sont-ils séparés en arrivant à Abidjan ?
Je descends par l’escalier. Béru me manque. Dans quel état vais-je le retrouver, mon Babar de l’Hôtel de Ville ?
Je ne sais pas si tu connais l’Hôtel Ivoire ? C’est une des plus chouettes réalisations de ce genre que tu puisses trouver en Afrique. Vaste, luxueux, agréable, service imper. Il y fait bon déguster le climat dans sa climatisation moelleuse.
A gauche du hall (en entrant), un escalier descend à un sous-sol converti en magasin d’art indigène où l’on peut acheter beaucoup de choses estimables. Ce hall d’exposition est de vastes dimensions.
Je me dis qu’il sera intéressant d’aller y empletter un souvenir de qualité (en anglais of quality) pour Marie-Marie.
Alors je m’engage dans l’escadrin pour.
Et moi, l’instinct poulet jouant à bloc, voilà-t-il pas que j’ai l’impression d’être observé. Qui racontera jamais la pesanteur d’un regard dans son dos ? Moi, sans doute ; j’ai le talent pour, tu crois ? Eh bien, cela se traduit par un brutal sentiment de malaise, comme lorsque tu as tout à coup la certitude d’avoir omis de faire quelque chose d’important. Ce malaise se mue en gêne. Le regard qui s’opère derrière toi a des conséquences en avant de ta personne. Une cargue de silence s’interpose entre elle et l’environnement, tandis qu’une sorte de sirène silencieuse — mais oui ! — se met à ululer dans ton subconscient. Ta salive a le goût salé du danger et ta nuque devient brûlante. Dans ces cas-là, un conseil : ne jamais te retourner brusquement. Certes, la volte peut te permettre de découvrir ton observateur, mais pas toujours et, à coup sûr, en tout cas, elle lui montre que tu es en état d’alerte. Alors, bon, faut agir peinardos-calmos, sans y toucher, fût-ce du bout des prunelles.
Moi, j’achève de dévaler au sous-sol. L’endroit est bien éclairé et la singularité indigène des choses qui y sont présentées t’apparaît aussitôt dans son ensemble. C’est à base de statues et de satuettes nègres, de masques, d’armes, de bijoux, d’objets usuels. Et c’est là, quand il est primitif, que le génie de l’homme t’est le plus évident. Tout ce qu’il porte en lui, le mec, de sens artistique ! Son goût du beau ! Son besoin d’enjoliver le quotidien ! Le zig analphacon, paumé en fond de brousse, et qui fait un dossier à sa chaise basse, et qui décore ledit dossier de gravures ! Et qui taille des bijoux pour sa rombière dans ce qui lui tombe sous la paluche : bois, minéraux, coquillages. Et qui reproduit sa fruste image dans des morceaux d’arbre ! Bref, qui s’installe dans l’existence, cherche à s’en élever en l’embellissant, en la spiritualisant, en y cherchant Dieu. Chapeau, les gus ! Y a des moments, j’sus au point de vous pardonner d’être si cons, quand je vous vois si intelligents !
Comme le local est vaste, il est divisé en travées. Je prends celle de droite, illico, vais me planter devant un totem situé dans l’axe de l’escalier, ce qui me permet de surveiller.
Le magasin ne comporte, pour l’instant, en fait de client, qu’un ménage d’Amerloques, c’est te dire que ça va pas loin. Ces bonnes gens, fringués en Américains de charters, marchandent les objets de pacotille qu’on a condescendus là pour les gens comme eux, c’est te dire que c’est cucul, en raphia avec des coquillages peints, et que ça fait dreling-dreling quand on y secoue !
Une exquise vendeuse de couleur foncée, avec des cheveux défrisés et teints dans les tons auburn, dont le rouge à lèvres est rose pâle, leur confirme grâce à un anglais assez classique et approximatif, que c’est très beau, très rare, bien que ça soye made in Japan et que, ben mon vieux, des souvenirs pareils, c’est pas tous les Johnson de Philadelphie qu’en ont !
Les jambes d’un pantalon pied-de-poule surgissent au sommet de l’escadrin. Se précisent. Vient le veston. Puis un col de chemise blanche, très ouvert sur un torse noir. Et j’ai droit, très peu après, à une tête de Noir un tantisoit patibuloche, biscotte elle est affublée de zyeux extrêmement mauvais. La mâchoire a une saillure désagréable ; et puis je trouve débectante la moustache clairsemée du gars. Remarque, il est probable que je ne porterais pas sur sa pomme ces jugements pernicieux si je ne le soupçonnais de s’intéresser trop ostensiblement à ma personne. Il tient la rampe d’une main à laquelle brillent deux chevalières d’or dont le symbole chimique est « Cu » et le poids atomique de 63,54.
En descendant, l’individu dont je viens de te, affuble sa physionomie d’énormes lunettes formant miroir.
Moi, les lunettes de soleil, pour visiter un sous-sol, hein ? Note que les objets exposés sont très copieusement éclairés et qu’il a peut-être la rétine fusée, ce champion. Pourtant, comparés au soleil qui concasse à l’extérieur, les watts de ce hall d’exposition sont aussi véhéments qu’une bougie de crèche.