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L’officier de police sans cou (fait rire) hésite un minimum et ôte le cabriolet du professeur. Lors, M. Félix fait comme tous les gens se trouvant dans sa situation : il se masse le poignet.

— Ce ne fut pas dénué d’intérêt, déclare-t-il, l’opprobre peut être un stimulant. Se trouver en état d’ignominie vous particularise en vous conférant une espèce de noblesse inversée.

— Au lieu de débloquer, Félisque, dis-nous plutôt la raison du pourquoi t’esposes ta bite aux zuzagés du métro, l’interrompt Bérurier, optant soudain pour le tutoiement propice aux épanchements.

— L’explication en est simple, messieurs : je n’avais plus de quoi lire. Or, pour moi, être sevré de lecture, c’est comme pour un poisson d’être privé d’eau, la lecture constituant mon élément naturel.

— Et qu’est-ce qui t’empêche de lire, boug’de vieux nœud ?

— L’absence de livres, tout bonnement. C’est un argument sans réplique, n’est-ce pas ?

Nous nous entre-regardons avant que nos prunelles se mettent en faisceau contre le personnage. A-t-il perdu la raison ? Ses apparences physiques laisseraient supposer en effet qu’il relève davantage de l’asile que de la prison.

Il sent notre incompréhension et y remédie :

— Vous m’objecterez que des livres, il en existe toujours, fait le professeur en nous désignant la librairie voisine, à l’étal de laquelle deux Arabes louchent sur des revues salopes enveloppées de cellophane. Apparences, messieurs ! Apparences ! Duperie ! Faux et usage de faux ! Depuis un quart de siècle, il n’y a plus de livres car il n’y a plus d’auteurs. Les auteurs, les vrais, je sais leurs œuvres par cœur depuis Homère jusqu’à Louis-Ferdinand Céline. Je sais Platon, je sais Clément Marot, Louise Labbé, Rabelais, Montaigne, Corneille, les autres, tout le beau monde. Je sais même Malraux, et pourtant ; hein ? Bon. Mais à présent c’est fini : plus personne. Le désert ! Des gens mal informés redoutent la fin du monde, alors qu’elle a déjà eu lieu !

« La littérature d’aujourd’hui ? Connais pas. Il n’y a plus d’aujourd’hui. Donc plus de littérature. De temps à autre, quelque diable me poussant, j’entre chez ces marchands de papier qu’on appelle encore libraires, je me demande fortement pourquoi. Je prends ce qu’ils nomment un ouvrage fraîchement imprimé. Je l’ouvre. J’y glisse un regard de voyeur. Malédiction ! De la purée de mots ! De la déconfiture d’idées ! De la moisissure de pensées. Et quelle syntaxe ! Quel charabia ! Quelle usurpation ! Quel abus d’impression ! Prestement, je referme. Pas vu pas pris. Je laisse le néant au néant. Le vide me donne le tournis, mes bons amis. Je rentre chez moi, la tête et la queue basses, douloureux, privé. Oh, mon Dieu, pourquoi n’ont-ils plus rien à dire et ne savent-ils plus le dire ? Pourquoi ont-ils perdu leur langue ? Pourquoi s’obstinent-ils à déshonorer Gutenberg ? Les Lettres sont désormais fossilisées. On lit des livres un peu comme on déchiffre des gravures rupestres. La Pléiade, et c’est tout ! Mais c’est vieux, ça. Car l’art prend de la bouteille. Rembrandt, bravo, mais au musée ! Vous vivriez en compagnie d’un Rembrandt, vous autres ? Alors, Buffon, Voltaire, Rousseau, à force, merde ! Je voudrais une expression d’à présent, moi. J’ai besoin d’une littérature pour cesser de me morfondre. Oui, messieurs, je montre ma queue dans les couloirs du Métropolitain, c’est vrai. Je ne suis pas particulièrement sadique, enfin pas davantage que n’importe qui ; mais si j’agis de la sorte c’est pour faire quelque chose, comprenez-vous ? Pour créer de l’émotion ! Ce faisant, je provoque une sensation publique. Donc, je fais œuvre sociale. La nature m’a doté d’un sexe d’envergure, grand merci à elle ; en l’exhibant je l’exprime ; j’imprime des sensations multiples : indignation, admiration, hypocrisie, convoitise, rêverie, etc. Bref, j’accomplis bon gré mal gré un acte littéraire, vous me suivez bien ? Je marque l’esprit, le remue, l’impressionne. Mon geste est une écriture. Ça saute aux yeux, j’espère ?

Un long silence.

Gêné.

Puis Bérurier se racle la gorge et déclare :

— Écoute, Félisque, d’accord, ça saute aux yeux, mais tu d’vrais tout d’même consulter un nœud-rologe.

* * *

Molasson nous a quittés. A ma demande, il a consenti à oublier le délit du professeur. Et maintenant on s’en va dans la poussière chaude du boulevard qui sent fort l’essence brûlée et l’entre-cuisse mal tenu. M. Félix avance d’un pas trottineur en marmonnant des rancœurs. Il est de ces hommes auxquels la vie a mal réussi. Il la dépasse un brin, tout comme il nous dépasse, insensiblement, sur ce trottoir grouillant de bipèdes mal finis. On le suit en silence, confusément navrés par sa détresse. Les gens, t’aimerais, parfois, leur tendre la main. Ce qui t’empêche, c’est la certitude qu’ils ne la verraient pas. Une main tendue, c’est pas commode à repérer parmi tous ces bras d’honneur dressés à ton entour. Ou alors, quand tu l’avises, t’as la trouille d’un piège. Y a tellement plein de sournoiseries tout partout…

Il oblique dans la rue Quincampoix, fameuse par son bossu-pupitre. Encore trente pas et il stoppe devant une grande baraque sinistre, gonflée, lépreuse, étayée, qui paraît atteinte de variole.

— J’habite ici, nous dit-il. Salut bien !

Il fait un mouvement semi-circulaire, genre gladiateur brindant à César. Et puis s’engouffre dans un anus noir et fétide.

On reste une pincée de moments devant sa crèche miséreuse. On est tout indécis, tout mal content de l’humanité.

Bérurier soupire :

— M’est avis qu’y part en sucette, le mec. Si c’est pas malheureux, av’c un’queue pareille, qu’aurait pu y ouvrir tant de portes s’il aurait su s’en servir…

On se remet en branle.

En marche.

Des putes nous interpellent fort aimablement devant des hôtels en naufrage. Elles rivalisent, question accoutrement sexy. Y en a une surtout, bien potelée, blonde, à laquelle le Gravos ne résiste pas. Elle doit peser dans les deux cents livres (non dévaluées). Elle porte de grandes bottes vernies noires qui lui montent à mi-cuisseaux, une jupette de tenniswoman et une sorte de hamac à grilles tortillé en soutien-gorge.

— Moi, ça, j’peux pas, déclare l’Enflure.

— Moi non plus, ratifié-je, me méprenant.

— J’peux pas résister, dit-il.

Il aborde la radasse et le puissant dialogue ci-après s’engage :

— Tu prends combien t’este, ma jolie ?

— Cent points, mon mignon.

— T’es louf, c’est l’tarif zeizième !

— Pour toi j’descendrai à quatre-vingts parce que t’as des yeux cochons, mais moins c’est impossib’.

— J’ai qu’cinquante pions, ma chérie.

— Bon, j’t’embarque tout d’même, mais répète-le pas, j’ai pas envie de couler la baraque !

— Gracias, t’es compréhensibe. Dis voir, t’t’à fait t’ent’nous, t’es pas poivraga au moinss ?

La déesse en jupette se courrouce mochement.

— Hé, dis, l’artiste, ça va pas la tête ? Merci du compliment, tu t’croyes sous François Premier quand est-ce qu’y r’venait de Napoli ? Y en aurait un de poivré sur nous deux, je parierais que c’est toi. Et déjà, rien qu’ta question, je me demande… C’est toujours la poule qui chante qui vient de faire l’œuf !

— Fâche-toi pas, la Belle, viens plutôt m’éponger les passions. Tu m’attends au rade de l’hôtel, Sana ?

Sans prendre garde à ma réponse, il file le train de sa conquête à cinquante francs.

Tout ça n’est pas d’une importance capitale, j’en conviens. Ce sont des choses de la vie, quoi ! Si je t’en parle ici, c’est pour t’expliquer la manière que petite-cause-grand-effet. Tu vas voir par la suite. Parce qu’enfin, si on réfléchit bien, le Gros aurait pas grimpé la mahousse putasse en jujupette, me mettant à la tête d’un petit capital temps mort, je n’aurais jamais eu la saugrenante idée de grimper chez M. Félix pour lui remonter la pendule, à ce pauvre cher homme en désespérance, contraint de montrer sa formide biroute aux usagères du métro pour pouvoir s’extérioriser. Il a réinventé la chanson de geste, Félix. Son désespoir intellectuel l’a contraint aux pires extrémités. Encore qu’à mon avis, une extrémité ne soit jamais pire. Mon souci des misères humaines, la prise qu’elles ont sur ma compassion, ont tendance à me déguiser en Saint-Vincent de Paul si je n’y prends garde. Je me dis qu’il a été insuffisant de lui rendre sa liberté, au gentil prof. De vraies bonnes paroles, la chaleur d’un contact, l’intérêt d’un regard, les perspectives de relations épisodiques peuvent aider un garçon dans les détresses. Alors bon, pendant que Master Béru va tirer une petite crampe boulevardière, moi je vais aller toucher deux mots à mon protégé.