Выбрать главу

Moi, imperturbable, je continue ma visite, admirant chaque objet sans cesser d’observer les faits et gestes du gars. Au fond du magasin, près de la caisse, le couple de Philadelphiens achète à tour de bras. Et les voilà qu’emplettent des bitos de cuir comme t’en trouves plein sur les marchés de Saint-Ouen, vendus par un Arabe portant chéchia, pour perpétuer la notion de notre jadis empire colonial.

Je les vois débouler dans l’aéroport de chez eux, les Ricains, avec ça sur la tronche, hilares et tonitruants, ces nœuds, comme des qui reviendraient de conquérir le pôle Sud avec une lampe à souder.

Mécolle, doucettement, je m’oriente dans un recoin où sont exposés des bijoux d’ivoire, tout indiqués sur la côte du même nom. Dans des vitrines cadenassées, il y a des petits animaux, des amulettes suédoises, des paquets de grigris, tout un fourbi hésitant entre le bazar mauresque et la bijouterie de fantaisie de grande banlieue.

Détonnant parmi les ivoires, une pierre noire, naturellement en forme de cœur, percée d’un trou et munie d’une chaînette d’argent, me paraît propre à devenir un chouette cadeau pour Marie-Marie.

Je décide de l’acquérir. Son prix est dans mes prix. Je contourne la vitrine. Tiens : le Noir aux lunettes miroirs a disparu. Je le cherche d’un regard aussi aigu que circulaire : nobody. J’avais mal estimé. Ma gamberge qui mousse un peu trop, probable.

Je ralentis devant un rayon garni de dents d’éléphant. Il n’est pas question de défenses, mais de robustes molaires que si tu veux un presse-papier vachetement meûmeû, viens là que j’t’en offre une. Tu pourras même t’entraîner au lancement du poids avec ! Par curiosité, j’empare la plus belle. Ce truc doit peser au moins deux kilos ! Tu parles d’un casse-noisettes !

Et c’est la Providence qui m’a donné l’envie de soupeser cette super-molaire, faut bien convenir. Tout se passe de façon si fulgurante ! Un reflet dans la vitrine située de l’autre côté du rayon aux jumbo’s ratiches. Mes réflexes plus rapides que ma plume. Tel est moi ! Télémaque ! Plus prompts que ma pensée. Juste la notion d’un grand grand danger. Je me retourne en catastrophe, la molaire brandie. Je la place pile dans la bouche du black quidam. Hou la la ! Y reste beaucoup de cheveux sur la tête à Mathieu mais, effectivement, y a plus qu’une dent dans la mâchoire à Jean ! J’ai viburé si fort que le coin de la dent lui est rentré dans le groin telle une hache dans une bûche. Sa gueule, désormais, ça n’est plus qu’une chevelure crépue, deux jeux révulsés et une dent de pachyderme. Le pauvre ! Pour réparer des dents l’irréparable outrage, va lui falloir des concours nombreux. J’sais pas où en est la chirurgie faciale en Côte-d’Ivoire, dis voir, mais si le service n’est pas encore créé à l’hosto d’Abidjan, va pas falloir trop tarder. Sinon cézigue, il risque de finir ses jours avec un entonnoir en guise de masque !

Le voilà raide sur le parquet. Il n’a pas lâché l’espèce de couteau-dague dont il s’apprêtait à m’écœurer : une lame en forme de poinçon, fichée dans un tronçon de bambou et fortement ligaturée. S’il n’y avait pas eu la vitrine d’en face, il était rectifié de première, l’Antonio, sans bruit ni bavure. Dague à daguada, tsoin tsoin ! Maman ! C’est à toi que je pense, ma Félicie. L’élan d’un cœur une fois encore préservé. La vie nouvellement sauve. Ce que j’en aurai eu des vies sauves, mézigue !

Au fond du magasin, très loin me semble-t-il, les deux gentils Ricains se claquent les jambonneaux parce qu’ils viennent de découvrir des masques vachement marrants, en provenance de Hong-Kong. Et la vendeuse qui ne glaviote pas sur l’effigie de Washington lorsqu’elle est reproduite en vert, fait semblant de les trouver extras.

La prudence me recommande de les mettre ; pourtant, avant mon auto-éviction, je fouille le dagueur pour mater ses fafs. Je trouve sur lui une carte de police au nom de Jean Mathieu.

Oh ! que j’aime peu ça !

LE DERNIER ENDROIT OÙ L’ON CAUSE

— Que se passe-t-il ? demande Marie-Marie en levant le nez de son verre de « rose ».

Dans le hall, une certaine effervescence. Des Noirs en blouse blanche coltinent une civière bien lestée. Ils viennent de déboucher de l’escalier conduisant au sous-sol (dans le sens de la descente ou au rez-de-chaussée dans celui de la montée).

Des clients de l’hôtel regardent le cortège, avec cet air faussement désintéressé des gens d’un certain standing lorsqu’ils assistent aux misères de la vie.

— Une crise cardiaque, suggéré-je éhonteusement, ou bien une jambe cassée…

Le bar est très peuplé, mais nous avons trouvé une petite table discrète. Et alors, je me sens en posture d’amoureux. J’ai l’impression de venir à un premier rendez-vous, d’avoir dix-huit ans et beaucoup d’espoirs parce que beaucoup d’illusions… C’est rare comme sensation. De plus en plus. L’homme, il joue énormément à « recommencer ». Seulement ça lui retombe sur le pif, car le cœur n’y est pas à fond. Et quand le cœur n’y est pas, ce genre de performance est impossible. Or, là, le miracle se produit. Il « prend » bien. Tous les ingrédients se trouvent réunis en dosage parfait : la môme qui est devenue jeune fille, le dépaysement, une sensation de totale liberté. C’est tellement dur à constituer un état de grâce. Tellement improbable, tellement ténu.

Je lui prends la main. Elle sourit, gênée. Ce sourire fabuleux des adolescentes quand l’émotion d’amour les gagne et que leur timidité les ligote. Tu sais que je l’aime pour de bon, cette gosse ?

— Oh, dit-elle soudain, pour fuir la magie de l’instant. Tu sais, ce type, tout à l’heure, avec un imperméable vert ? Je me suis rappelé où je l’avais vu.

— Ah oui ? fais-je négligemment.

— Et ça va t’intéresser !

— Vraiment ? fais-je, intéressé.

Car c’est vrai que ça m’intéresse.

Elle s’apprête pour me dire, mais dans la vie, y a les impondérables, l’inattendu, tout ça, t’es au courant. Il t’est déjà arrivé que le bigophone carillonne au moment où tu vas limer ta mégère, non ? Ou bien que tu chopes l’angine du siècle le matin de ton départ tant attendu pour les îles de la Branlette ?

Au lieu de parler, elle se paralyse, la gentille. La femme de Loth (et Garonne) !

Ce qu’elle regarde se passe derrière moi.

Je me retourne donc ; en attendant d’avoir des châsses derrière la tronche, faut fonctionner avec les moyens du bord, pas vrai ?

Et tu sais quoi ? Tu sais qui ?

Pinaud !

César Pinaud tel que je ne l’ai encore jamais vu. Beau à hurler dans un complet de toile couleur sable et coiffé d’un casque colonial d’avant 1914.

— Tu crois que c’est lui ? murmure la Musaraigne.

La Vieillasse est en train de parlementer avec le barman. Il réclame une bouteille de muscadet. Le loufiat s’excuse de n’en pas avoir, propose en remplacement un Riesling qui indigne Pinuche, lequel s’est depuis lurette séparé du vignoble alsacien.

— C’est vraiment lui, confirmé-je. Lui en plein, lui pour tout de bon !

Et j’agite mon bras droit avant de m’en servir, manière de requérir l’attention pilnucienne.

Le Détritus m’aperçoit, ne marque aucune émotion et se lève pour gagner notre table.

— Ah, bien, bavoche milord Ganache, tu es en avance. Notre rendez-vous était pour midi, et il n’est que onze heures quarante-neuf, complète-t-il après un regard à sa montre digitale, dont il est très fier.

Notre rendez-vous !

Il sera dit, et fort bien d’ailleurs, que cette affaire est richement achalandée en péripéties basées sur la surprise.