Il tapote la joue de Marie-Marie.
— Bonjour, ma petite puce, ça marche, l’école ? Le calcul, la grammaire ? Je vois que tonton Antoine t’a amenée. Tu es en vacances ? Il faut bien profiter de ses vacances, elles constituent une soupape de sûreté pour l’élève.
Je l’interromps, car avec César, si tu lui coupes pas le fil, celui-ci se déroule sur des kilomètres, jusqu’à ce que tu t’endormes, puis te réveilles.
— Tu sais, César, qu’elle ne joue plus à la poupée depuis un certain temps déjà et qu’elle sait sa table de multiplication par cœur ? fais-je, histoire de tirer ma petite camarade d’embarras ; car une vieille seringue comme Pinuche, lorsqu’elle se met à faire le pépé gâteux, merci beaucoup !
— C’est bien, ça. C’est très bien, approuve Badernissima, je t’achèterai des bonbons, ma petite chérie. Moi aussi, j’étais doué pour les études. Mon seul handicap, c’était ma distraction.
— Mon cher ami, re-cou-pé-je, ta vie scolaire appartient à la préhistoire, or personne autant que moi n’est appelé à vivre le présent avec une telle intensité. Explique-moi un peu les raisons de ta présence ici ?
Le vieux nœud, avec son casque colonial et sa moustache grise, tu dirais le docteur Schweitzer déshydraté.
— Ben, nos vacances, explique-t-il. On me dissuadait, sous prétexte que la saison d’été de chez nous est celle des pluies ici. Certes, les ondées y sont fréquentes, mais les prix pratiqués en cette morte-saison sont, en revanche, tellement bas que nous nous sommes risqués, Mme Pinaud et moi-même, et que nous avons tout sujet de nous en féliciter. Le continent noir, vois-tu, n’importe les aspects sous lesquels…
Oh ! la vieille vérole purulente ! Ah ! l’infect furoncle à l’abandon ! Mais tu sais qu’il jacte pire qu’en France, au soleil ivoirien, ce zob pendant ! Faudrait lui poser des drains pour essayer de lui soutirer la verberie sanieuse, cézigue. Le résorber de la menteuse, un peu, que nos tympans puissent reprendre haleine, si j’ose exprimer.
— Bon, bravo, ta vieille et toi vous êtes venus en vacances. Ça, je pige. Mais je ne comprends pas que…
La Banane tranche :
— Et ces vacances nous font un bien, mais un bien ! Le dépaysement, veux-tu que je te dise ?
— Non !
— C’est indispensable pour la stabilité d’un individu. Il a besoin, l’individu, de se confronter à d’autres milieux, à d’autres gens… Rien qu’au plan climatique, déjà. A toujours végéter dans une ambiance constante…
— Pinaud, grondé-je, si tu ne me dis pas immédiatement qui t’a donné ce rendez-vous à mon nom, je te fais bouffer ce ridicule chapeau !
— Comment ça, à ton nom ?
— Oui, à mon nom. Car moi, cher Pinaud, moi, commissaire San-Antonio, doté de toutes ses facultés mentales et physiques — et faut voir quelles ! — , j’ignorais ta présence à Abidjan, et de ce fait n’ai pu te donner rendez-vous !
Le Badernien soulève le bord avant de sa cloche à fromage. Une mèche blanche et farineuse en profite pour tomber sur son front accordéonné, libérant une mignonne pluie de pellicules.
Il se tourne vers Marie-Marie, laquelle, amusée, assiste à ce puissant débat.
— Mon trésor, l’assombrit-il, pourquoi se fiche-t-il de ma figure jusqu’au bord du golfe de Guinée ? Si loin du pays, dans cette Afrique pleine de lumière et de spontanéité, sous ce soleil…
— Ave César ! Ah ! vé, tu me fends le cœur ! Je te jure sur la vie de Marie-Marie que je ne t’ai pas appelé. Et pour cause !
— Si ! C’était toi, catégorique la Vieillasse.
Buté, va !
Débris !
Corpuscule !
Momie !
Vesse-de-loup attardée.
Crépuscule !
Fin de section !
Halte !
— Non on on on ! hurlé-je, à deux doigts moins une main de la crise de nerfs.
— J’ai reconnu ta voix. Tu parlais d’un bar, y avait de la musique.
— Non-non-non !
— Si ! Même que tu m’as réveillé car je faisais la grasse. Ici, il faut faire la grasse, plus la sieste. Indispensable si l’on veut se maintenir en forme. Et grâce à la grasse, je reste en forme.
— En forme de quoi ? gouaille Marie-Marie.
— Quelle heure était-il ? reprends-je.
— Dix heures seize. Ces montres digitales, à quartz, t’enseignent l’exactitude. Lire l’heure à la seconde renforce ta notion de durée. Dès lorsque l’heure t’est donnée avec une précision absolue, tu réalises mieux le temps qui s’écoule, inexorable. Chacune des secondes qui culbutent sur ce cadran est un copeau de ma vie qui s’en va. Rien de plus fascinant, de plus…
— Tu loges dans cet hôtel ?
Le Planteur de Caïffa jette un regard méprisant sur les faux ors et vrai formica qui nous cernent.
— Juste ciel, non ! Nos goûts sont équilibrés. Ma chère femme ne tiendrait pas une heure dans ce palace. Nous habitons le Mon Bijou Hôtel, rue du colonel Sabrokler, un établissement parfait en tous points. Certes les vouatères sont au rez-de-chaussée et nous ne disposons que d’un lavabo par étage, mais l’accueil est de qualité et la table excellente ; si je vous disais, tenez, le menu d’hier soir : thon à l’huile, steack-frites, abricots au sirop !
— Toute l’Afrique, approuve Marie-Marie.
Pinaud repart. J’abandonne provisoirement. Quel amphigouri, hein ? Tu t’y retrouves, técoinsse ? Chultenmayer débarqué à l’Hôtel Ivoire sans ses deux femmes. Une voiture officielle qui vient le chercher. Un flic qui tente de me suriner, et je lui fais le coup de la molaire géante, Babar vous l’offre ! Et ce con de Pinaucul qui a reçu un coup de grelot de ma part…
— César !
Il est en train de blablater des choses rasoirs à ma gentille Marie-Marie. Je regarde l’heure : pas à sa tocante philosophique, mais à la mienne, qui se contente de deux aiguilles pivotantes. Midi juste.
Enfin, presque… Le chouette des montres traditionnelles, c’est qu’elles t’autorisent un brin de liberté dans l’interprétation de ce qu’elles te racontent.
— César ! répété-je.
— Quoi ? T’es tout pâle.
— Viens !
— Où ça ?
— Grouillons !
— Je vous suis ! décide Marie-Marie, tu ne penses pas que je vais moisir dans cette crèche jusqu’à la saint glinglin ?
Qu’elle vienne !
L’essentiel est que nous n’arrivions pas trop tard !
LA MAIN DE SA FEMME
Arriver trop tard, où ? me demanderas-tu.
Mais voyons, au Mon Bijou Hôtel, naturellement. Tu parles que si on a demandé à Pinauderche de venir me rejoindre à midi à l’Hôtel Ivoire, c’est parce qu’on a des projets.
Et ces projets, je te parie la feuille de vigne de la mère Ève contre une bouteille de juliénas du père Adam, qu’ils concernent Mme Pinaud.
Son estimable mari, tout marri, a enfin cessé de parler ; vaincu par mon inquiétude. Ses lèvres continuent de remuer, certes, mais à vide ! Elles font des gammes, en attendant de nouvelles conneries sentencieuses à proférer.
Effectivement, l’établissement dépeint par le Fossilisé est modeste. Trois étages crépis de blanc, avec des volets verts ; un balcon circulaire à chaque niveau, pourvu d’une balustrade en fer rouillé. Quelques panonceaux d’émail flanquent l’entrée, décernés par d’obscures chaînes à prétention touristico-gastronomique.
Le hall est grand comme si trois-gars-du-monde-voulaient-bien-se-donner-la-main et il sent le pot-au-feu au buffle. Une photographie représentant le Pont-des-Arts sous la neige lui confère une touche de parisianisme.