Elle laisse retomber ses ressentiments, les enveloppe d’un gracieux, d’un radieux, d’un innocent sourire. Ne veut pas passer pour une épousâtre en puissance, la Musaraigne. S’agit pour elle de ménager les perspectives d’avenir.
Un moment, on reste chacun dans ses gambergements. Pinuche évoque sa chère chaisière kidnappée, Marie-Marie suppute ses chances de m’épouser un jour, moi, l’irréductible célibataire, et Messire Bibi, toujours professionnel en diable, je démonte par la pensée la mécanique de cette histoire.
Un couple (les Mudas) qui donnait l’impression d’être heureux. Lui avait un bon job dans l’industrie tomobilesque ; elle un poste sécurisant de prof d’allemand. Ils étaient aisés, mais point très riches puisque madame donnait des leçons particulières. Tout ça, vu de l’extérieur, avait l’air impec, blanc bleu. Pourtant, Aldebert possédait une vie marginale, révélée par ce courrier épisodique qu’il recevait de Suisse, et ces gens qui l’attendaient De plus, probablement à l’insu de son épouse, il avait des contacts avec le professeur, son beau-père. Il rendait des visites à ce dernier et même, selon le dénommé Boujus, a eu une grosse altercation avec Chultenmayer. Autre point commun aux deux hommes : ce Sterny qu’ils fréquentaient l’un et l’autre… Et voilà qu’un jour, drame : Aldebert Mudas se suicide. De manière théâtrale : en pleins Champs-Élysées et après m’avoir convié à assister à son trépas.
— En somme, c’est grâce à toi qu’il s’est suicidé sous mes yeux, marmonné-je.
— Tu crois ? m’attrape-t-elle en marche.
— C’est parce que tu lui as parlé de moi en termes que je devine flatteurs. Mudas a eu un terrible pépin dans sa vie. Le genre de machin tellement inextricable qu’il a décidé de ne pas lui survivre. Seulement, il a souhaité une enquête. N’a pas voulu la déclencher délibérément, pour une raison qui m’échappe. Non, il s’en est remis à moi, donc, en somme, au hasard. Il s’est dit que ce flic d’exception dépeint par l’enthousiaste élève de sa femme réagirait positivement. Qu’il voudrait à tout prix comprendre et que, par conséquent, il chercherait. Un suicide furtif serait mis au compte d’une dépression banale. Mais cette fin à grand spectacle, au contraire, recelait un mystère. Mystère qu’un poulet digne de sa vocation se ferait un devoir de percer… Un suicide-testament, en somme, comprends-tu ? Son coup de pétard dans la tronche ne constituait pas seulement un acte libératoire. Il était également le coup de feu d’un starter donnant le départ d’une enquête.
Marie-Marie a le regard frémissant d’une biche à laquelle un chasseur magnanime accorderait la vie sauve après l’avoir tenue au bout de son flingue.
— Oui ! Ouiiii ! dit-elle. C’est ça, c’est exactement ça. Ensuite ?
Passée par le crible de ma sagacité (merci, je ne fais que mon devoir), l’aventure revêt un nouvel aspect.
Pinaud mange enfin son émincé. Après un grand chagrin — voire pendant — on finit par remanger. C’est la nature qui poursuit sa route. Tu peux pas la laisser filer sans toi, alors, après un temps d’incohérence, tu te remets à galoper à son côté. La vitesse te sauve, parce que la vitesse est une forme de l’équilibre.
Il mange, trouve bon, rajoute une giclette de poivre pour que cela soit encore meilleur, plus intensément conforme à son goût.
— Allez, Tonio, raconte encore ! répète ma grande gisquette.
— Voilà le premier volet de l’affaire. Second volet : Mme Mudas. Elle est chez elle. Te fait un cours : Kartofel, nach Dank, Wie geht es Ihnen, etc. Et badaboum ! La tuile lui arrive sur la chevelure : son bonhomme vient de se suicider. Elle se drape courageusement dans son chagrin. Sa solitude. Mais… Mais, à la nuit, quelqu’un se pointe à son domicile. Quelqu’un venu pour dénicher un document ou un joyau, que sais-je, détenu par feu Mudas. L’intrus la menace. La violente, peut-être, tout en fouillant menu son appartement. Profitant d’un faux mouvement de son tortionnaire, la gentille Rose-Mary saute sur le pistolet du gars et le tue. Elle est pétrifiée. Que faire ? Se livrer à la police ? Le type a dû prononcer quelques phrases qui ont éclairé la jeune veuve sur les agissements secrets de son mari, peut-être aussi sur ceux de son père. Elle redoute de provoquer une nouvelle catastrophe. Affolée, prise de court, elle téléphone à son dabe en pleine noye. Il est l’ultime refuge. A lui de décider. Alors Chultenmayer décide en effet : et c’est la vive décarrade en Côte-d’Ivoire. Il part en compagnie de sa fille et de Margarette son épouse.
— C’est clair et passionnant, assure Marie-Marie, éblouie.
— Troisième volet, j’imperturbe : la Côte-d’Ivoire. Ce n’est pas par hasard, parce qu’un avion s’apprêtait à s’y envoler, que Chultenmayer a choisi ce pays. Il est en contact avec des gens d’ici. A preuve, ce Sterny, avec lequel il entretient des relations, s’y trouve depuis plusieurs jours. Sans doute est-ce lui qu’il décide de venir rejoindre… Quel motif bizarre les attire à Abidjan ? Toujours est-il qu’à peine débarqués, ils se séparent. Les filles d’un côté, Chultenmayer de l’autre…
« Ça, tu vois, c’est tarabustant parce que c’est illogique. S’agit-il d’une question de prudence ? Ou bien les a-t-on séparés ? »
— Tu veux dire qu’on aurait pu s’emparer des deux femmes pour avoir barre sur Chultenmayer ? demande Marie-Marie.
— C’est une hypothèse.
— Tout ce qu’il y a de valable, convient ma mignonnette.
— A notre tour, nous sommes repérés dès notre arrivée, comme Pinaud le fut. Mais pour lui, il y a effet rétroactif ; je veux dire que sa venue avec son épouse, tout d’abord n’a pas inquiété. C’est seulement après que j’eusse mis, moi, le pied en Côte-d’Ivoire, que les « associés » de Chultenmayer ont cru devoir donner une signification professionnelle à sa présence ici. Toujours est-il que notre venue cause plus d’émoi que celle d’un renard dans un poulailler. En effet on n’hésite pas à décider ma mort. Et qui est le tueur ? Un membre de la police ! L’attentat échoue. Au lieu de récidiver, les vilains messieurs essayent un autre moyen, alors ils kidnappent l’innocente Mme Pinaud.
— On doit être surveillés comme du lait sur le feu, non ? murmure la Musaraigne en regardant machinalement autour d’elle.
— Tu parles ! Ce qui me turlupine aussi, c’est ce revirement dans la manière d’agir de nos ennemis. Au lieu de fomenter contre moi un nouvel attentat, ils usent de la pression psychologique. Il doit y avoir une bonne raison à cela, hein ?
Pinuche, perdu dans ses chagrins et son émincé de veau, ne m’écoute pas. Il écluse, à petites gorgées archiépiscopales un gevrey-chambertin qui s’est laissé africaniser sans trop de dommage.
Marie-Marie a renoncé à son buffle en daube sauce Cumberland. Les filles de son âge, ou bien ça dévore et ça devient boudin, ou bien ça régime et ça devient mannequin de haute couture.
Elle a mis ses coudes sur la table, son joli menton entre ses mains en conque, et son regard espiègle dans les gravités nébuleuses de la songerie.
Mézigue se lève pour qu’il va demander si Chultenmayer est de retour, à quoi qu’on me répond non, ce qui n’apaise pas mes tourments. Je reviens à table (en anglais : to the table) en pensant à la main droite de la mère Pinaud. Je ne me la rappelle plus très bien (pas la Pinaude : sa paluche) mais je me doute qu’elle doit lui être très utile, quand bien même elle serait gauchère, la chaisière au père La Gelée. Une main droite, tu veux que je te dise ? C’est irremplaçable, et M. Menuhin ne me contredira pas.
— Je viens d’avoir une idée, m’annonce la gazelle des faubourgs, l’œil plus pétillant que toujours.