— C’était bon, chéri ?
Chéri bénit de sa main de prélassé. Monseigneur déconne ! Elle éclate de rire.
— Je parie que tu as soif à présent ?
— Le Sahara n’est pas mon cousin !
— Tu veux de l’alcool ou de la tisane de mankoboboko ?
— Les deux, fifty-moitié, s’il te please !
Elle gazouille comme une volière exotique, puis se retire dans un coin cuisinette.
— Avec des glaçons ?
Tu te rends compte si elle est outillée, la déesse ivoirienne ?
— Tu peux me filer la moitié du pôle Sud dans le verre. Tu flanqueras l’autre moitié dans le second que j’écluserai.
C’est vrai que je suis déshydraté, pis que la cervelle à m’sieur Gerald Ford, lequel aurait pu être Président des États-Unis s’il n’avait eu un séchoir à cheveux à la place du cerveau.
Elle fait tinter des cristaux et se radine, tenant un verre empli de liquide brun.
— Ça consiste en quoi, mignonne, la tisane de mankoboboko ? m’inquiété-je, in extremis, me rappelant sa séance de rouge à lèvres aphrodisiaque.
— Ça coupe la soif et ça détend complètement. C’est bon, bois !
Je branle le chef avec ce qui me reste d’énergie.
— Je suis déjà à plat comme une chambre à air de touriste traversant le Gard pendant une manif de viticulteurs italophobes, alors merci pour le calmant. J’ai du boulot, ma gosse. File-moi plutôt du whisky pur.
— Tu as tort, elle rigole, ma perruchette. Très tort ! Vraiment tu ne veux pas essayer ?
— Sans façon.
— C’est dommage.
— Pourquoi ?
— Ça aurait évité ça…
Elle avance sa bouche en tulipe et pousse un youlouloulou à t’en lézarder le tympan.
Comme par enchaînement, la porte de son adorable logis s’ouvre, fort brutalement je dois y dire, et trois malabars entrent d’une allure décidée.
Décidée à quoi ? Là est toute la question.
L’un porte un jean ravagé et un tee-shirt préconisant le Coca-Cola, un autre a un costar de toile blanche constellé de taches en tout genre, seul le troisième est d’aspect respectable parce que vétuste. Il a le poil blanc et garde une sveltesse enviable dans une tenue de chauffeur de maître des mieux coupées.
Les deux premiers tiennent chacun un bâton d’un mètre cinquante de long et d’un diamètre supérieur au poignet de Bérurier.
Vont-ils jouer à guignol ?
Oui.
L’ennui, c’est qu’ils me prennent pour le gendarme. Ces deux sagouins se mettent à me bastonner alternativement, de toutes leurs forces, tout comme on battait le blé, jadis, avant la naissance de M. Mac Cormick.
Je vais pour me lever, bondir, mais la chose m’est impossible tant est violente la grêle de coups qui s’abat sur ma carcasse déjà surmenée par les manœuvres de cette enfoirure de Murielle.
Le mieux, c’est de jouer les hérissons.
Alors je me fous en boule, à plat ventre, le dos cambré, les bras noués sur ma nuque.
COUPS ET COUP DE THÉÂTRE AVEC BLESSURES
Ce qu’ils m’ont fait, tu ne peux pas savoir…
Moi non plus, d’ailleurs, tellement qu’il y en a eu ! Je sais le plus gros, le plus douloureux ; mais, outre les horions féroces, bien martyriseurs, il y a eu les gnons plus ou moins avortés, assenés en porte à faux et qui te dérapent sur l’échine. Tu les oublies à peine reçus.
Ah oui que j’en ai morflé des coups ! Des saignants, des secs, des ébranleurs qui te résonnent jusqu’au tréfonds du pétarduche comme un pet de nonne dans une cathédrale.
Ça grêlait intense. Gravelotte ! Les chourineurs se fatiguaient de frapper. Poussaient des grognements de plantigrades privés de miel. Ils en gémissaient d’aise aussi ; le pied, tu le chopes comme tu peux. Y en a, c’est de mettre les petits garçons sages, d’autres de collectionner des timbres-poste, et d’autres encore d’écrire des lettres anonymes ou d’aller vérifier la position fiscale de leurs voisins. Toujours été, sera encore un bout, jusqu’au jugement dernier. Mais tu parles d’un monstre procès, ce jugement-là, mamma mia ! Faudra vraiment être un bon Dieu de première qualité pour s’y retrouver dans ce tas de fumelards ! Punir à bon escient, et pardonner de même. Châtier, c’est une drôle de sinécure lorsqu’on n’est pas viceloque. Quand je les contemple, tous, si perdus, paumés, à plat ventre dès que quelqu’un gueule : couché ! J’en ai froid dans le dos ! La chiasse verte, je te dis !
Leur soumission, je m’y ferai plus. Fini, c’est trop tard. Ils m’auront enchié à vie, les bougres. Tout azimut ! Si sots, si rien-du-tout, si persuadés d’être quelqu’un, ces nuls et non avenus ! Misérables à se racler les plaies d’une ébréchure de leurs pots cassés. Et que je vois crier « pouce », à gauche, à droite, tout autour… Qu’il suffit de si peu pour les aligner en rangs parfaits, le petit doigt sur la couture de leurs revenus. Un hebdo t’appelle, te demande la liste de tes biens, et fissa tu déballes : la maison de grand-père, la potiche chinoise de tante Hortense, ta retraite de ceci, tout bien, à la demande, hop ! Démontrer que tu es un possédant raisonnable et que ton château vaut pas tripette, que tu l’as eu dans une tombola, que t’es prêt à le refourguer pour cinq francs six sous à un ferrailleur. L’étalage du linge propre pour cacher le linge sale ! Bien sûr que posséder c’est immoral, bien sûr que ça devient illogique quand tu songes à la planète, toujours même, mais chargée de bipèdes en folle proliférance. Bien sûr, bien sûr ! sur quoi j’en suis, mézigue, c’est le procédé de déculottade. Cette peur d’être mal aligné, de passer pour, de ne pas en être… Bien sûr qu’ils vont cesser, les biens de ce monde, et que dans peu, chacun aura simplement son canigouronron et point à la ligne. Bien sûr qu’a pas mèche de s’en sortir autrement et que même, ça ne sera qu’un passage pour accéder à l’échéance inéluctable qui sera la carte de vie. Mais n’empêche que les hommes ne savent plus être libres. Des siècles, ils auront combattu pour conquérir la liberté, seulement ils n’ont jamais su s’en servir. C’est de là que tout bascule. Leur inexpérience définitivement totale en la matière. Conquérir la liberté, c’est beau, c’est grand, c’est noble, donc facile. En user, voilà qu’est astreignant. Ça demande des qualités que nous ignorons. Pour utiliser la liberté, faut être lièvre, passereau, hirondelle ou chiendent.
Si humain, s’abstenir.
Et puis ça nous éloigne de l’histoire, turellement. Mais qu’est-ce qu’on en branle, hein ? C’est un peu ça, la liberté ? Tout stopper pour passer outre.
Te bile pas, frère : m’y revoici.
La décoction formidable me brise sans pourtant me faire perdre conscience.
Me semble, au cours de la bastonnade, entendre le rire sadique de la mère Murielle. Ah ! la garce ! Comment elle m’a fabriqué, celle-là. Femme de chambre mes fesses, oui ! Elle était là pour opérer Chultenmayer. Le surveiller, fouiller sa piaule et ses bagages. Et moi, en même temps !
L’homme aux crins blancs soupire à un moment donné :
— Bon, arrêtez ! Benjamin, va chercher la malle d’osier dans la fourgonnette.
Benjamin ! Tiens, tiens ! Le trucideur supposé du sieur Sterny.
A travers mes boursouflures et autres tuméfiances, j’essaie de mater. Benjamin, c’est le type au complet de toile claire dégueulasse. Il part. Le vieux chauffeur en livrée allume une cigarette longue mentholée. Il me défrime sans colère ni passion. Lui, c’est boulot-boulot ! Il serait même plutôt sympa, tu vois ?
Malgré ma remoulade, j’ai la force de parler.