— Dites, papa, puis-je savoir les raisons de cette rouste mémorable ?
Il expulse un jet de fumée vachement rectiligne par ses narines dilatées.
— Il est conseillé de bien battre la viande avant de la manger, répond-il.
— Vous êtes encore anthropoghages dans votre famille, papa ?
— Ça nous arrive, pour les fêtes.
— Et vous comptez me manger cru ou cuit ?
— Cru, répond l’homme de son ton serein. Sous forme de tartare.
Son acolyte se marre.
Comme un con. Vraiment comme un con. D’un rire quasi animal, sans chaleur, sans réel mobile.
— Que vous ai-je fait ?
— Justement : rien encore. Notre rôle est de prévoir.
— Il est inutile, je pense, de vous demander pour le compte de qui vous agissez ?
— Pas pour le compte de quelqu’un, pour celui de quelque chose.
— Qui est ?
— Une cause !
J’essaie un geste qui m’arrache un cri de souffrance.
— Petite cause grands effets, ricané-je néanmoins. Je ne crois pas beaucoup aux causes qui nécessitent des coups de bâton. Êtes-vous bien certain que la vôtre soit bonne, papa ?
— Si ce n’était pas le cas, nous ne serions ici ni l’un ni l’autre. Mais pourquoi diable m’appelez-vous papa ? Si j’étais votre père, vous ne ressembleriez pas à un cadavre !
— C’était par respect pour vos cheveux blancs.
— Si mon visage l’était également, vous vous contenteriez de m’appeler Monsieur.
Dans le fond, il n’a pas tort, cet homme. Le racisme est salement héréditaire, qu’on s’en défende ou non…
Et l’autre qui revient, portant sur ses épaules benjamines une banne d’osier à moitié disloquée, plus grinçante qu’une bicyclette de curé.
Or, après ça, ils m’ont ligoté, mis dans la banne et emporté. Et le transport, ben mon pauvre ami, je ne te dis que ça, youyouille ! Le moindre balancement m’arrachait la viande des os. Je me sentais fissuré de partout, en loques, en miettes, en charpie… Anéanti mais cependant étrangement fort, comme si cette fumante dérouillée venait de dérouiller justement quelque chose en moi. Me libérer d’une torpeur intérieure, secrète, inavouée, qui me brimait depuis le début de tout ce bigntz, me mettait l’âme en douce peine. Je crois que ça me venait du baiser échangé avec Marie-Marie sur le seuil de son prof. Cet instant à part qui nous était tombé sur, au détour de la vie. Il avait créé un sortilège, je sais pas ; ou bien une espèce d’envoûtement si tu préfères. Je n’étais plus très moi (mais heureusement que Trémois est bien lui, le bougre, le talent qu’il a !). Et alors, cette rouade vive, ces ignobles coups violemment, mais mornement donnés et plus mornement encore reçus, m’ont arraché à mes états d’âme.
J’en ai classe de faire semblant d’agir en me rabâchant l’affaire. J’y suis jusqu’aux sourcils à présent.
L’action, ça fait frémir le guerrier style bibi, t’es au courant ?
Bon.
On a fait de la route. De la très mauvaise route par des chemins qui ne devaient pas servir de jeux de boules. Ça m’a paru longuet.
La chaleur est tombée brusquement, et la pluie moussonnienne s’est remise à cracher gras. C’est fou, là-bas, comme le ciel se fout en rogne, d’un coup.
La lance tambourinait sur le toit de ferraille de la fourgonnette, un vrai récital de tam-tam.
Et puis on s’est arrêté.
Ceux de l’avant sont descendus et je les ai entendus cavaler sous les trombes.
Je reste seul avec Mister Benjamin. Il mâchouille je ne sais quoi, assis sur une caisse vide.
Il tient un pistolet à barillet à la main, le fait tourniquer au bout de son index, style western, mais si maladroitement qu’il le laisse choir à tout bout de champ et que, j’serais pas ligoté, ce serait une vraie partie de campagne pour moi que de le cueillir. Seulement ils m’ont lié serré, les bougres.
Nos regards se croisent.
— Alors, ça va, Benjamin ? je lui fais.
Il hoche le chef.
— Oui, patron, ça va.
Marrant, non, qu’il me donne du patron dans ma posture ?
— Tu sais ce qu’ils vont me faire ? je demande.
— Non, je sais pas.
— Me tuer ?
— Peut-être probablement oui.
— Et toi ?
— Qu’est-ce que tu veux dire, et moi, patron ?
— Pourquoi as-tu tué Sterny ?
Ma douleur ! Ce changement à vue ! Curieux comme effet, un Noir qui pâlit. Son visage devient tout cendreux, ses yeux jaunes, ses lèvres grises. Tu croirais qu’il s’est coltiné un fardeau trop copieux pour ses muscles.
— J’ai pas tué Sterny ! il proteste, mais avec un ton tellement faux-cul qu’il me fait penser à notre Toinet, lorsqu’il radine vers m’man, les jambes écartées, en assurant que c’est notre bonne espago qui a flousé dans ses couches.
— Tu l’as tué dans ta chambre en l’étranglant, mon vieux Benjamin. Et le cadavre s’y trouve toujours…
Tu me croiras seulement si tu le voudras, comme dit mon Béru, mais il castagnette des ratiches, ce paumé !
Et moi, le futé Santa à qui rien de ce qui est humain n’est étranger, comme ils disent dans les pages roses, à la lettre « H », je phosphore à grande vitesse. Cette trouille abomineuse, noire, quoi, m’indique clairement — malgré tout — qu’il n’a pas trucidé le gros pote à Chultenmayer par ordre, mais pour son propre compte. Et je vois l’ouverture possible de la situation.
— Dis-moi, Benjamin, tu es d’accord que si je raconte ça à tes amis et qu’ils aillent faire un tour dans ta chambre, ça se mettra à chier bleu pour toi, non ?
Un solo de batterie, produit par ses trente-deux ratiches, me répond.
Et puis je vois la connerie que je viens de commettre. Il va m’assaisonner pour me faire taire. Il n’y pense pas encore, mais il va. Ça y est : son regard devient fixe et son front se plisse.
Faut mettre le holà. Enrayer les dégâts.
— Non, Benjamin, ça ne servirait à rien que tu me tues car j’ai prévenu de ma découverte, et moi seul peux te préserver. Mais pour cela, il faut que je vive, que je sois libre. Alors tu me racontes en vitesse tout ce que tu sais, pendant ce temps, tu défais mes liens, et moi je te colle un marron dans le pif pour que tu puisses prétendre que je me suis évadé. Tu comprends bien tout ?
— Oui, oui, patron.
— Un marron, c’est mieux que la mort, hein ?
— Oh, oui, patron.
— Alors détache-moi et parle…
Y a des jours où le bol est avec toi.
Des jours, par contre, où il te roule un bras d’honneur. T’as beau te démener à bloc, quand ça merde, ça merde !
Ainsi, je te prends mon cas présent. Voilà que je trouve in extremis et de façon tout à fait inattendue, un moyen de m’arracher. Benjamin me bredouille ce qu’il sait, et il sait beaucoup, seulement ses doigts malhabiles tremblent sur le sac de nœuds fermant mes liens.
— Coupe, coupe ! intimé-je.
Il proteste que non, que couper ça voudra dire qu’il a participé à mon évasion ; tandis que délier, bon, j’aurais pu tout seul, à la rigueur. Il tient à défaire proprement. Et son émotion jointe à sa maladresse l’empêchent de s’activer, ce connard. Il est pas doué pour la broderie, je te promets ! Je le vois pas dans le rôle de Pénélope, ce gusman.
— Dégrouille-toi, bon Dieu !
— Attends, patron, c’est coincé. Y a trop de nœuds.
Et il ne dit pas davantage car on revient au pas de course. Quelqu’un monte à l’avant de la fourgonnette.
— Coupe ! tonnerre de Brest.
— Non, patron. Si je coupe, ils me tuent. Faut que ça paraît naturel.