La bagnole manœuvre et se met à rouler en marche arrière. Pas longtemps. On stoppe.
Des pas encore. Les deux portes de la fourgonnette s’écartent. Une puissante et âcre odeur d’humus me chavire. Des bruits d’oiseaux. Je reconnais le cri des toucans, celui des cacatoès. La pluie s’éloigne soudain, comme se réduit, puis meurt, un jet d’arrosage impétueux lorsqu’on ferme le robinet. Il y a une sorte d’affaissement dans la nature immense. Je vois bleuir le ciel. Revenir le soleil.
Le Noir à cheveux blancs surveille ma manipulation. Benjamin et son acolyte me coltinent comme : un sac de linge sale, un ballot (si tu es traditionnaliste) ; ou bien comme : un ballon sonde, une épée de Damoclès, une épidémie de peste bubonique (si tu es surréaliste).
On franchit une brève distance, quelques mètres, pas plus, sur une surface dallée. Et nous pénétrons dans un vaste bâtiment qui sert de hangar à plusieurs avions de tourisme. Il y a là un Chaudron-Grenier monomoteur, un Skyzofrène 23 bimoteur, et un Katrine Arley de toute beauté, qui est le clou de cette petite flotte d’aéro-club… Huit places, climatisation parfumée, ailes sustensables, moteurs Heurédiff en « V », guidon de course à fourche télescopique, ceintures de sécurité améliorées chasteté ; c’est de l’appareil super-luxe, à grand rayon d’action, capable de vous emmener haut et loin.
C’est vers ce bijou qu’on m’entraîne. Comme il faut poser un pied sur le bord caoutchouté de l’aile avant droite pour monter à bord, on me défait mes liens inférieurs. Cette fois-ci, d’un coup de ya, et — ô ironie du chose — c’est précisément Mister Benjamin qui est chargé de me les sectionner.
Le pilote est déjà à son poste. C’est un Blanc, mais d’Afrique, c’est-à-dire qu’il a déjà sa cirrhose et un chouïa de paludisme. Il est en manches de chemise et son pif ressemble à une carte de France consacrée aux voies navigables, tellement qu’il est tissé de parcours bleus ou rouges, voire violets. Ses grands yeux rouges comme sur un dessin de Folon doivent lui tenir lieu de feux de position en cas de panne.
Mais trêve du pilote, laisse que je te cause des autres passagers, ils en valent la peine. Benjamin n’est pas du voyage, ce dont je déplore car un alliéé, dans mon cas, n’est pas négligeable. Pour le remplacer en tant que mercenaire, il est un gorille que tu jurerais Amin Dada, ou son gorille jumeau. L’individu se tient assis sur le second siège dans la travÉe parallèle à celle du pilote. Attends, j’explique mieux : dans un petit zinc, c’est pas la peine de te casser le bulbe, il y a deux rangées de sièges. A bâbord, le pilote. A tribord, un siège vide, sur quoi on m’installe. Tu me suis t’attentivement ? Merci. C’est derrière le mien, donc, que se trouve le sosie d’Amin. Juste derrière le pilote, l’est un autre Noir à tête d’empereur romain bronzé à mort sur la plage d’Ostie, avec un beau costar smart, des lunettes qu’il met et ôte sans arrêt, un début de calvitie frontale qui permet d’apprécier la fuite en pente douce de son bocal, et des joues déposées sur des bajoues, lesquelles sont sustentées par des replis graisseux, car le gars est volontiers obèse et son tailleur ne s’en cache pas. Me semble le reconnaître. J’ai dû, non pas certes le rencontrer, mais voir sa bouille quelque part. Alors je fouille dans mon album de souvenirs et un nom finit par me germer : Linduré ! Sauveur Linduré, l’un des plus proches collaborateurs du bon président Houphouët-Boigny. Important personnage ivoirien. Fréquents voyages en France, naninanère, tout ça, bon, j’en passe et des meilleurs. Qu’est-ce qu’il fout là, ce mec ? Est-ce lui que Benjamin appelait « L’grand patron » au cours de ses récentes confidences ?
Sapristi, comme on disait jadis, pour éviter de s’écrier bordel de merde, ce qui est pourtant beaucoup plus équilibré comme exclamation, enfin moi je trouve, et chacun ses goûts après tout. Sapristi, l’affaire prend une sacrée vacheté de tournure politique !
Alors, voilà, je te récapitule les passagers jusqu’ici énumérés : y a le pilote, Amin bis, le gorille, Sauveur Linduré, le ministre de je ne sais quoi, mais nain porte. Et puis encore un gorille tout au fond de l’appareil, vêtu d’un ramageux costar blanc à fougères noires imprimées, et pour terminer le chargement : M. Chultenmayer, sa dame, sa fille.
Je crois n’oublier personne. Et d’ailleurs tu foutrais qui d’autre et où ? du moment que l’appareil ne comporte que huit places.
Déjà que les deux gorilles doivent peser le prix d’une vache, pour ce qui est de la surcharge, merci bien. T’as intérêt à vider tes poches et ta vessie avant de monter !
LA PROPHÉTIE DU VIEUX CHAUFFEUR
— Quel hasard, chère madame Mudas ! je virgule à l’intéressée.
Elle fait piètre mine, la veuvette. Et son daron idem, de même que sa belle-doche. Tu les croirais derrière le convoi funèbre du mari, les trois. Morfondus, endeuillés, abattus, ils sont d’un tragique pas comique du tout.
Elle me passe un beau regard démantelé, la jolie Rose-Mary. Un regard sans espoir, défait, perdu. Genre ultime, de chien à l’agonie qui te dit adieu du coin de l’œil en se confiant à la mort envahissante, sans effroi ni chagrin. Ce qu’il y a de plus triste à contempler, c’est la résignation. Quand tu te trouves devant un être résigné, t’as envie de t’asseoir en tailleur devant lui et de t’abandonner également au destin.
— Vous en faites des tronches, tous, gouailléé-je. Charmé de vous rencontrer, monsieur le professeur. J’ai eu l’occasion d’apprécier l’étendue de votre génie et je sais à quel point il est vaste.
Lui aussi reste abattu, sans réaction.
Le pilote tripatouille ses commandes, fait signe à des gonziers qui embarquent les hélices alternativement. Ça ronfle à bâbord, puis à tribord. Le Katrine Arley se met à rouler sur le ciment du hangar, sans cahots, lentement. Il débouche dans l’embrasement retrouvé. Le ciel a des teintes indigo annonciatrices du couchant. La piste a été taillée en bordure de la forêt. Elle est en herbe. On roule à son extrémité, dans le sens contraire au flottement de la grosse biroute rouge cerclée de blanc.
Mon voisin de gauche met la sauce. L’appareil se dresse de l’arrière, et on dirait un sexe en désir. Sa queue darde dans le vide. Le pilote libère la poussée des moteurs, et on roule, de plus en plus vite. On devient presque léger, on perd le sol, s’en sépare résolument pour pointer droit sur les énormes frondaisons de fromagers barrant notre horizon. L’impression est que nous allons nous planter bel et bien dans la verdure géante. Mais le taxi relève superbement son museau racé et voilà que les arbres denses forment comme une mer de nuages verts au-dessous de nous. Je découvre l’immensité végétale, à perte de vue. Sur ma droite, une grande trouée galeuse, avec des saignées de terre rouge, et deux éléphanteaux paniqués par la rafale de nos moteurs se barrent en courant raide, les oreilles en ailes de mouettes, la trompe à l’horizontale. Comme tout cela serait beau, en d’autres circonstances…
N’espérant pas nouer conversation avec la famille Chultenmayer, je me rabats sur Linduré, le gros politicien aux lunettes d’écaille à changement de vitesse. Curieux, cette manie gaullienne qu’il a cru devoir adopter, de retirer et de remettre alternativement ses besicles. Une contenance ? Il a vu le vieux Charly faire ça, autrefois, et il s’est dit que ce devait être le fin du fin. Que ça t’intellectualisait l’homme, ce geste d’auguste de la politique.
— Alors, Excellence, je lui bonnis, où nous emmenez-vous ? Dans votre résidence d’été, ou en safari ?
Il enlève ses verres, sévère.
— Plutôt en safari, monsieur le commissaire.
Puis, il donne un peu de jeu à sa ceinture afin de pouvoir voltefacer sur son siège et lance à Chultenmayer :