C’est à quatre pas.
Je plonge sous un porche mal pavé, où le sol danse aux sons d’une chorale de chats. Des espaces obscurs et libidineux se proposent, redoutables.
J’avise un être indécis dans une lumière de sarcophage, de sexe jadis féminin, probable. Ça se drape dans de la guenille noire parce que c’est veuve à part entière et depuis toujours.
— M. Félix, s’il vous plaît ?
— Au premier.
La voix semble sortir de sous une pierre avec plein de petits cancrelats paniqués. Cet immeuble en instance d’anéantissure fouette l’agonie. C’est une odeur âcre et qui étourdit.
Les marches de l’escalier sont masturbantes, creusées en leur milieu par trop d’allées-venues, venues et reparties.
J’en compte dix-sept pour tromper la durée du voyage et me voici devant une porte belle comme une merde dans l’éclairage souffreteux de la cage d’escadrin. Une feuille de papier punaisée sur le panneau annonce en caractères tracés au crayon feutre rouge : Félix, misanthrope. Et, dessous : prière de ne pas faire chier sans motif impérieux. Je cherche une manière de sonnette. La porte en est dépourvue. J’arrondis déjà mon meilleur index afin d’y toquer, lorsqu’une voix féminine, fort mélodieuse, stoppe mon geste :
— Comprenez que ce que je viens vous proposer c’est le salut, mon cher monsieur. J’étais assise à cette terrasse de café, sur le boulevard, tout à l’heure, et j’ai entendu votre conversation avec ces gens de la police. Vos paroles et plus encore le ton sur lequel vous les avez proférées m’ont immédiatement fait comprendre que vous étiez idéalement, que dis-je : fantastiquement, l’homme que je cherchais.
— Expliquez-vous.
— Je suis l’assistante du professeur Chultenmayer.
— Inconnu à mon bataillon.
— Peu importe. Sachez que le professeur Chultenmayer vient de découvrir un désactiveur de cerveau qui a la propriété de déconnecter la mémoire d’un individu.
— Bon débarras !
— Pardon ?
— Je parle de la mémoire. Ah ! la la ! les souvenirs, quelle engeance ! Comment pouvez-vous apprécier le présent, alors que le passé vous encombre ? Tout instant se réfère à un autre instant. A compter de son second jour d’existence, l’individu cesse d’être neuf pour se mettre à routiner.
— Eh bien, précisément, monsieur Félix, nous pouvons vous guérir de votre mémoire. Imaginez votre existence dès lors qu’elle sera constamment neuve. Vous la découvrirez sans relâche. Et il y a mieux, si je prends au pied de la lettre vos paroles de tout à l’heure.
— Mieux ?
— Vous vivez pour lire, disiez-vous ?
— Exact.
— Or, vous avez lu tout ce qu’il y avait à lire et maintenant vous mourez de consomption intellectuelle, n’est-ce pas ?
— On ne peut mieux dire.
— Débarrassé de tous souvenirs, cher monsieur, cette masse littéraire sera à nouveau vierge pour vous. Vous aurez à la redécouvrir. En somme, vous remettrez à zéro le compteur de votre savoir. Il vous faudra tout réapprendre, donc réexister. Ce que nous vous proposons, en somme, c’est de faire philippine avec votre vie.
Un silence. Je me dis devant cette porte cacateuse (par sa couleur et par son odeur) que, décidément, c’est la journée des dingues. Mais mon cerveau, non traité encore par le professeur Chultenmayer, n’a pas le temps de déraper sur la peau de banane des considérations plus ou moins métaphysiques. Car Félix s’exclame :
— Serait-ce possible ?
— C’est possible.
— Le traitement est long ?
— Une dizaine de secondes.
— Opération ?
— Que non point, simple projection d’un rayon sur votre nuque.
— Il a déjà été expérimenté ?
— Avec un total succès.
— Le but de cette découverte ?
— Calmer certains sujets excessifs.
— Et pourquoi moi ?
— Parce que Chultenmayer a besoin d’un sujet consentant. Jusqu’ici, l’expérimentation s’est opérée à l’insu des intéressés.
— Pas très catholiques, vos procédés !
— La science et le catholicisme n’ont jamais fait très bon ménage, monsieur Félix, ils vont peut-être dans la même direction mais par des chemins si différents…
Et la personne au timbre agréable rit de si joyeux cœur qu’on est tenté de l’imiter. D’ailleurs Félix est conquis. Il a un gloglotement caverneux qu’un sourd pourrait très bien accepter comme une marque d’hilarité. Son sérieux repris, il demande :
— Et pourquoi votre bonhomme Satan a-t-il besoin d’un sujet consentant ?
— Pour doser parfaitement sa technique. Je m’explique. Dans l’état actuel de sa découverte, il administre une décharge de son rayon, qu’il appelle « Rayon Ubli » et le patient se trouve, sans crier gare, privé de mémoire. Chultenmayer souhaiterait avoir un contrôle total de son… disons, pouvoir. Procéder à une neutralisation progressive de la mémoire d’autrui, et travailler dans le sens contraire, c’est-à-dire ramener le sujet à son état initial. Pour cela, la coopération de l’intéressé est indispensable.
— Et le professeur Machin ne trouve pas de cobaye ?
La dame invisible (par moi) émet une légère sardoniquerie.
— Qui d’autre qu’un homme exceptionnel, se trouvant dans un état d’esprit très particulier, consentirait à l’ablation de ses souvenirs ? Alors que pour l’ensemble des individus, ceux-ci constituent leur capital le plus précieux ? C’est pourquoi, en assistant fortuitement à la petite scène de tout à l’heure, je n’ai pu me retenir de penser que vous étiez le sujet idéal : vous êtes une sorte de désespéré, intelligent, cultivé à l’extrême et sûrement curieux de participer physiquement et cérébralement à une expérience révolutionnaire. Si ce n’est pas le cas, pardonnez ma visite.
Il y a un silence, et ça me fait comme lorsqu’on a perdu le contact avec un poste de radio, quand ça déraille dans les éthers, tout ça, leurs blablateries et que le néant vient te reposer les feuilles ; tu vois ?
— Vous n’exercez plus ? demande la dame.
— Retraite, ma chère. Retraite ! Un mot qui ne devrait exister que pour les généraux. Tout a basculé ce premier matin où j’ai pu rester dans mon lit à l’heure où je me rasais les autres jours. Démobilisé, je me suis senti pire qu’inutile : superflu. C’est terrible comme sentiment. Ne me restait que mon sexe plantureux. Vous voulez le voir ?
— Ce n’est pas indispensable, monsieur Félix, proteste la dame, qu’on devine au supplice, mais qui s’efforce de tenir le coup.