— Cher professeur, ayant souscrit à vos désirs, j’exige que vous souscriviez aux miens. Votre refus obstiné m’insupporte, aussi vais-je vous administrer la preuve de ma détermination.
Il tapote l’épaule du pilote, placéé devant lui, je te le rappelle :
— Monsieur Bradley, dit-il, à quelle altitude volons-nous actuellement ?
L’interpellé rote au parfum de bourbon, consulte son altimètre de fromagement et répond :
— Un peu plus de mille mètres.
— Un peu plus de mille mètres, répète Linduré, quand on pense que des gens se tuent en tombant de leur seule hauteur, ça laisse rêveur, n’est-ce pas ?
Il remet ses lunettes, appuie l’un de ses quatorze mentons sur le dossier de son siège et se met à fixer la sainte famille Chultenmayer. Se veut-il serpent hypnotiseur ? Croit-il au magnétisme de ses Lissac à double foyer (la polygamie est encore en vigueur dans beaucoup de pays africains) ? Un moment s’écoule, pendant quoi on ne perçoit que le solide ronronnement des deux moteurs bien dosés et pas surmenés.
Puis :
— Monsieur le professeur, il va se passer la chose suivante. Vous allez nous dire où se trouve l’objet pendant que nous sommes en vol. Dès que vous aurez fourni le renseignement, nous le communiquerons par radio à une équipe qui attend. Cette équipe le répercutera par téléphone ou par coursier. Et nous vérifierons.
« Si votre indication est juste, tout se passera bien : Si elle est fausse, nous jetterons hors de l’appareil l’une, puis l’autre des deux dames qui vous accompagnent. Je me fais bien comprendre ? Afin que vous soyez assuré qu’il ne s’agit pas d’une plaisanterie, nous allons immédiatement précipiter le commissaire San-Antonio à l’extérieur. »
Il fait claquer ses doigts.
— Go ! dit-il, parce qu’il a dû visionner un film sur les paras.
Le pilote manœuvre le strumchuc d’ouverture et la lourde coulisse de mon côté. Il a réduit les gaz et notre beau coucou va à une allure d’aigle guignant un troupeau de moutons dans les alpages. L’odeur de la sylve monte jusqu’à nous.
Derrière moi, Amin Dada s’est levé. Il me contourne pour m’emparer par le colbak.
— Monsieur Chultenmayer, dis-je, d’une voix qui essaye de faire bonne figure, si vous avez décidé de donner satisfaction à Son Excellence, peut-être pourriez-vous vous hâter ?
Linduré prend ses lunettes à deux mains et les enlève théâtralement.
— La décision du professeur ne changera rien à votre sort, monsieur le commissaire. Disons que vous avez franchi le point de non-retour. Je suis obligé de me séparer de vous. Allons, pressons, Banko !
Je me ramasse sur moi-même, décidé à brader ma peau au plus haut cours. J’ai les pieds libres, et je suis fortement décidé à faire des ravages dans le zinc avant de me laisser expulser. Mais ce gros sac à physionomie d’hippopotame se doute de ma combativité. Il a tout de suite retapissé que je n’étais pas de la race des soumis. Alors, tu sais quoi ?
En ce cas, explique, car j’ai pas le temps de bien piger.
Avant de me contourner en plein, et alors qu’il est dans la travée, il me file un coup du tranchant de la main sur la glotte, et ça me fait comme si mes yeux giclaient hors de moi, et ma langue, et mes burnes, même ! Une asphyxie paralysante. Me v’là inerte comme une nappe poisseuse qu’on retire après le banquet.
Ne lui reste plus qu’à me choper par mes liens. Il me décolle de mon siège, pauvre poupée de son, comme tu l’écrirais sûrement si tu étais à ma place (auquel cas, moi je me garderais bien d’être à la tienne, oh ! la la !) et il me pousse vers le vide somptueux, tout indigoteux, bleu soutenu, avec du vert sombre qui rejoint le ciel, et des oiseaux de couleur au-dessus de ce vert, comme des fleurs dans une prairie moutonnante. Putain, ce que c’est joli !
La morsure de l’air me ranime Je retrouve mon influx. J’ai une ruade désespérée pour essayer de filer un coup de pied retourné à Amin-Dada-Banko ; lui marquer un but à la dernière seconde ! Mes pieds rencontrent une surface trop dure pour être la partie d’un corps humain et dont, d’ailleurs, la résonance est métallique. Merde, c’est le fuselage du zinc ! Je ne fais que me propulser loin de l’appareil.
A moi la nature sauvage, la forêt plus ou moins vierge, avec ses éléphants, ses perroquets et autres singes.
Je comprends à présent l’astuce du vieux chauffeur en livrée quand il m’assurait que je serais déguisé en steak tartare !
Bon, assez bavassé.
Et si je tombais, maintenant ? On n’est pas dans un dessin animé, quoi, merde !
ET SI JÉSUS…
Combien de fois, au cours de ma vie, des gens m’ont-ils conseillé de « laisser tomber ».
Et je ne laissais jamais tomber !
Ben à présent, si !
Et je laisse tomber quoi ? Qui ?
Moi !
Moi, Santonio, dit le bien-aimé, comme Louis XV. Mieux que Louis XV, car mon Parc-aux-Cerfs est pavé de bien plus beaux croupions et de bien meilleures intentions. Je ressemble à un Louis XV qui serait son propre Voltaire et qui n’aimerait que le Louis XIII.
Là, fatal, je laisse tomber.
Ce sera la dernière fois, car une chute de douze cents mètres réduit ton avenir au temps de ta dégringolade. Chose pas croyable, au lieu d’épouvanter, j’essaie de me rappeler la vitesse maximale qu’atteint un poids en tombant. Je sais qu’à partir d’une certaine distance, cette vitesse reste constante. J’étale bras et jambes, jouant à la feuille morte pour tenter de freiner mon piqué. Et j’ai effectivement la sensation de planer. Mais je n’ignore point qu’elle est partiellement illusoire, c’est-à-dire que ce moelleux dans lequel je glisse est implacable. Et qu’en fait je tombe comme un caillou. Et que je vais aller m’emplâtrer dans la terre ocre ou me disloquer dans les fourchages des arbres, là en bas. éclater, de toute manière, dans un scratch terrific de bandes dessinées.
Un milliardième de seconde avant de percuter, je serai tel qu’en cet instant, intact, parfaitement au point, admirable mécanique humaine, née des âges échevelés. Et puis ce sera l’impact, et instantanément tout cessera. Cette perspective me dope. Je ne sentirai rien. Un pareil écrabouillement ne laisse pas place à une poussière de souffrance. Le poids de la terre me chutera dessus. Car c’est la terre qui tombe sur moi, et non moi sur elle. Et ce sera fini. Tout fini complet. Y aura une tache colorée en souvenir de ton Antonio chéri, madame. Le zig qui te tringlait si bellement, avec l’ardeur que tu te rappelles peut-être à la veillée, déconnant et enfilant ! Poum ! Râpé. Plus ! Plus de Sana ! Les zoziaux un moment interloqués se remettront à ramager, à jacasser, à voleter.
C’est beau, la forêt d’Afrique. Majestueuse. Ces verts ! Ce sillon couleur de safran dans la sylve ! Une rivière au débit incertain, et qui tortille sur le sol assoiffé ?
La terre me vient à la rencontre, mais sans sauvagerie, dans un mouvement ample et superbe, irrésistible. Que, mentalement, je me fais jouer Le Beau Danube Bleu, comme dans 2001, l’odyssée de l’Espace.
Je tournoie, volte-plane, girande…
Terminus dans combien de temps ? Putasse, ce que la descente me semble longuette. Je ne suis pas exactement impatient, mais presque. Quelle louche tentation se joint à la force d’attraction terrestre pour me conduire à l’engloutissement ? Une attraction pareille, mon pote, même chez Barnum, tu ne trouveras pas.
La mer végétale se précise, s’enfle. Ses teintes changent. Ses verts ont des marbrures plus sombres, de grandes plaques quasiment noires…
Je continue mon voyage vertical. Me voici à toi, ô ma belle terre féconde, qui m’a fait et me reprend pour me consacrer à d’autres usages, me confier d’autres fonctions…