Bon, je vais plonger dans des arbres, c’est dit. Sans doute m’embrocher ? Et la perspective d’un confus salut me prend tout à coup, irrésistible, gâchant ma sérénité. Avec le vague espoir de m’en tirer, l’horreur de la situation se déclenche. C’était trop beau, trop bien, trop facile. J’allais merder sans histoire. Et puis de me dire que cette épaisseur de branchages et de feuilles !
Mais putain de Dieu, mille et quelques mètres, c’est quelque chose ! Ça te transforme en météorite ! Ce ne sont pas les branches qui m’intercepteront, mais moi qui pratiquerai une monstre trouéée dans la frondaison !
Je vais être mis en pièces, déchiqueté comme par une fantastique moulinette.
Allez, fais taire ton instinct de conservation, l’Antoine. Dis au revoir à ces messieurs-dames ! Tire ta révérence…
Finito !
Allons, ferme les yeux. Non ? Alors oublie tes fausses ailes et replie tes bras devant ta frime pour ne plus rien voir. Voilà, oui mon grand : commak ! Seulement n’agis-tu pas ainsi plutôt pour protéger ton beau visage de séducteur de noces et banquets ? Hein, sois franc !
Je voudrais penser encore, mais une infernale giclée de trouille me bloque. Vais-je crever de frousse avant d’éclater ? Ce ne serait pas reluisant. Personne le saurait, mais moi ça me ferait tarter. Et mourir mécontent de soi, je le souhaite à personne.
Et alors j’ai un chambardement interne. C’est pas extrêmement douloureux. Certes, je ressens un certain éébranlement de mon être, mais un ébranlement « mou. ». Une claque sèche sur toute ma surface.
Et puis ma chute s’amollit, s’amollit jusqu’à un certain point de raideur, et voilà que je reçois une poussée contraire, c’est-à-dire de bas en haut, comme le bouchon que tu as enfoncé dans un pot d’eau et qui se hâte de regrimper parce qu’il a lu Archimède. Voilà que moi aussi, je remonte ! Bath, non ?
Je me dis « Holà, Santonio, serait-ce que la mort a fait son œuvre sans bavures et que notre bon Seigneur Jésus te rappelle déjà à lui ? ». Je me propulse dans le sens opposé à celui de mon arrivée. Mais c’est assez bref, car voilà que je redescends déjà. Et puis, tchloc, une nouvelle claque, plus mollassonne. Une amorce de remontée. Et un frémissement. Je me sens tout à coup presque immobilisé, mortellement bien. C’est la bioutifoule sieste. Suis-je dans un hamac ?
De la musique mouline dans la forêt. Du Beethoven, j’en mettrais mes tympans au feu. C’est plein de beaux « poup poum, poup poum tsoin tsoin ».
J’essaie de remuer. Je peux mal, car chaque velléité de mouvement est comme engluée.
Je finis par dégager mes bras de devant mes beaux yeux qui ensorcellent si fort les bonniches et les femmes du monde.
Et ce que je vois, vrai, c’est pas au Paradis que tu trouveras. Je suis suspendu au-dessus d’une petite clairière. Sous moi, à moins de trois mètres, un petit vieux chauve, avec une grande barbe, des lunettes de fer, un short kaki et des espadrilles, tend le poing vers moi en m’invectivant. On dirait un schtroumpf ! Deux grands Noirs en shorts blancs regardent aussi, la bouche ouverte si grand, que le plus grand, je crois pas me gourer en t’affirmant que je lui distingue le gros côlon ; comme quoi les temps ont changé, non ?
Le vieux gnome pourrait remplacer le Père Grincheux dans un rimèque de Blanche-Neige. Ses injures me parviennent, et elles ont quelque chose de dérisoire, de suranné, de cocasse. Il hurle des mots tels que : « paltoquet, malotru, forban, etc. », non mais tu juges ?
Ses noirpiots se prosternent à cause de ma pomme, comme quoi je suis tombé du ciel et ils crient « Jésus ! Jésus ! » ce qui t’indique que nos vieux missionnaires d’autrefois-jadis ne sont pas venus dans le secteur uniquement pour bouffer du manioc ou le frifri des dames pygmées.
Tant mal que pas très bien, j’arrive à me rouler sur l’immense filet tendu au-dessus de la sylve. Il forme poche là que j’ai impacté. Pour m’en tirer, j’ai besoin d’un couteau. N’en ayant pas, je pose mes lattes, mes chaussettes, et m’aidant des orteils et des doigts pour m’agripper, je grimpe jusqu’à une immense déchirure provoquée par mon poids. S’extraire de cette nasse est un sacré fourbi. Mais je suis un sacré mec, sans vouloir te souffler les mots qui me conviennent et qualifient le mieux.
Bref, après dix minutes de louables efforts, j’atterris devant le nimbus en délire.
A travers ses débiteries je pige tout : cézigue est ornithologue de la faculté de Bruxelles, il a fait tendre ces immenses filochons au-dessus des arbres pour essayer de capturer une espèce en voie de disparition d’oiseau grimpeur : le toucan Tamon, qui ressemble à la outarde de Dijon, mais en plus jaune et sauf que les plumes de sa queue frisent, n’est-ce pas ? Il venait de cerner un couple de toucans Tamon dans ses gigantesques rets, le dernier peut-être de la création ; quand me voilà qui déboule, crève le filet, et les salauds de toucans Tamon se débinent vers des contrées meilleures. Il dit qu’il en mourra de sa déception, le professeur Van Desmouhle.
Une vie de recherches. Une expédition affrétée à grand prix et en francs belges ! Il les tenait, les deux toucans. Ne restait plus qu’à réduire le filet, de plus en plus, et puis à les capturer. Et merde, y a moi qui radine d’il ne sait d’où. Et le filet crève comme des nuages brestois dans du Prévert. Et les deux zoziaux profitent de ma brèche pour à tire-d’ailer ailleurs !
Bon, comme il m’a déjà joué cette chanson avec les mêmes paroles quinze secondes auparavant, je décide de ne pas la lui laisser tripler, et je me mets à cavaler en direction de la belle Range-Rover de couleur sable stationnée entre les fûts des fromagers.
J’embraye, démarre. Les auxiliaires noirs me regardent filer en se signant en deux exemplaires, avec lu et approuvé, bon pour accord sur leurs gentils visages. La seule chose : ils ignoraient que Jésus savait conduire. Ça les surprend un peu ; mais quoi, merde, si Dieu ne savait pas driver une tire, qui donc mériterait son permis de conduire !
LE BITOUGNOT MAGIQUE
Il ne pourchassait pas seulement le toucan Tamon, l’ornithologue. C’est bourré de cages zoizeleuses dans le véhicule. Et elles-mêmes sont pleines d’oiseaux aux couleurs flamboyantes. Y a des zozo-élyzéens tricolores, des grands-ducs de Gérolstein, des paons à flûte, des jacamars André, des colibris coleurs, des casoars de Cinq-Sirs, des tétras Logie, des milans Sans-Rémo, et d’autres, tant d’autres que je me rappelle plus les noms…
Les zoizeaux, si tu veux mon avis, c’est joli mais c’est braillard. Tu jurerais une manif du M.L.F., cette Range-Rover. Ça jacasse, ça caquette, ça pépie, ça cuicuite, ça glapit à t’en pulvériser les étiquettes.
Mais je finis par oublier ce concert pour élever mon âme et remercier chaleureusement la Providence. Là, pardon, elle m’a consenti une drôle de fleur, tu diras pas le contraire ! Être expulsé d’un avion et se recevoir dans un filet, alors que parfois, au cirque, même des acrobates chevronnés tombent à côté de l’épuisette, si c’est pas une gracieuseté de la Providence, ça, je te rembourse la boîte de pilules de ta bonne portugaise !
Une piste sinue dans la magnifique forêt ivoirienne. Comme le jour décline, plus vite que ta santé, j’ivoiriens.
L’avion a dû rejoindre sa base. Ont-ils virgulé les femmes du père Chultenmayer, comme ils l’en menaçaient ? Ou bien le vieux a-t-il cédé à la menace après la sévère démonstration dont je fis les frais ?
Probablement pas. Qui donc pourrait résister à pareille menace ? Voir sa femme, sa fille, n’importe qui d’ailleurs, jeté depuis un kilomètre d’altitude. Tomber en tournoyant comme la feuille morte, laquelle a le privilège, du moins, d’être morte avant de tomber !