Mais je te passe, pas les obliger à un second cahier suppléémentaire, au Fleuve, ou qu’alors ils te vont choisir des caractères tellement fins qu’on ne pourra plus me lire qu’au microscope, la loupe ne suffisant plus.
On investit la baraque. Et on retrouve, dans une espèce de geôle améénagée, non pas dans les caves, c’est trop commun, mais dans les combles, ce qui en est un ! On retrouve, dis-je, le vieux Chultenmayer en marmelade morale, sa grande fifille, la Rose-Mary, veuve Mudas et — ô joie — la mère Pinuche en parfait état de marche. Comme elle avait son tricot dans le sac au moment qu’on l’a raptée, elle pénélope un cache-nez, à son César en prévision du prochain hiver. Un chouette boa de laine gris Toussaint, avec une traînure marron-merde dans le milieu pour faire plus gai.
La dame à Chultenmayer a été virgulée de l’avion, à ma suite, et alors, au fond de son désespoir, le pauvre savant a crié son ignorance à propos du bitougnot, de telle manière, avec des accents si forts, si vraiment véritablement vrais que Linduré l’a cru ! Il a pigé que Pépère pouvait pas donner c’t’affûtiau car l’objet se trouvait en possession de M. Sterny, son agent, comme qui dirait l’homme chargé de s’occuper de sa matérielle : des brevets, des financements, et tout ça ! Ils sont revenus donc. Et le voilà en pleine capilotade, ce cher homme, veuf d’une si jeune et jolie dame, collaboratrice émérite. Son bras droit, quoi ! Enfin, disons son gauche, ce sera plus correct, vu qu’il a besoin de sa main droite pour pisser.
Interrogatoire du vieux chauffeur secrétaire. Il s’affale au pied du pot aux roses. Que ferait-il d’autre ? Compte tenu des données fondamentales du problème, comme disait jadis le bon Georges Bidault qu’avait la raie au milieu et la gourde réglementaire en bandoulière.
Il nous dit tout, ce qui, joint à ce que je sais, et ajouté à ce que je devine, plus aux déclarations de Mme Mudas (le tout traité dans l’impétueux mixer de mon cerveau) me donne une admirable vue d’ensemble sur la vérité.
On embarque le savant, sa grande fille, la Pinaudère vers des lieux plus hospitaliers.
Juste comme on va s’en aller, une tornade sombre se précipite sur moi.
Tu sais qui ? L’époustouflante Murielle, dont les baisers te déguisent Popaul en barre à mine. Avant de monter dans le fourgon cellulaire en compagnie de Linduré et de sa clique, elle veut me faire amende honorable. Elle dit que notre séance amoureuse, jusqu’à la fin de ses jours, elle se la rappellera. J’suis un amant inoubliable, selon elle. Il lui faut un dernier baiser de feu pour qu’on se sépare en parfaite harmonie, que les Vieux de sa tribu ancestrale, plus Notre Seigneur Jésus, venu à la rescousse, lui pardonnent ses infâmies.
Un baiser.
Sa bouche pulpeuse ressemble à une fleur, je crois te l’avoir déjà dit, ou alors c’est que j’avais la tête ailleurs.
Ces deux lèvres magistrales, féeriques, et tout le bidule, me fascinent.
Je lui présente mon mouchoir.
— Tiens, ma gosse, commence par ôter ton rouge à lèvres.
Elle s’exécute, frotte énergiquement, dénude si je puis m’hardir à causer de la sorte, sa bouche de super-déesse.
— Bravo, approuvé-je, et maintenant, chérie, passe-moi tes microbes !
Le baiser étant ultime, il est long comme dans une fin de film.
ÇA Y EST !
Tu sais qu’il n’y a pas grand-chose de plus beau à contempler qu’un vieux couple qui s’aime ? A l’exception d’un jeune, bien entendu.
Les Pinaud retrouvés, restitués, réaccouplés, recommencés, c’est quelque chose de superbe. La manière qu’ils se sont assis sur un canapé, que la Vieillasse enlace son tréteau, le presse sur soi, cœur à cœur, lui fouille la chevelure du nez en lui bredouillant des mots vagues, des phrases superbement inachevées…
Ils se reconstatent leurs ondes, se réchauffent de leurs chaleurs, se mutualisent doucement, béquillement, savourant au goutte-à-goutte la volupté de revivre ensemble.
— Ils sont mignons, tu trouves pas ? chuchote Marie-Marie ?
— émouvants, oui. Y a rien de plus sublime qu’un couple, qu’il s’agisse de chevaux, de pédales, d’hommes ou de Pinauds[9]. Nous sommes au balcon, kif un couple princier, à la différence près que pas un locdu, en bas, ne nous acclame.
Je fais le récit de mon odyssée à la mouflette. Ce fabulous valdingue dans le ciel ivoirien et ma miraculeuse réception dans les filets d’un ornithologue. Son gentil visage se creuse en écoutant ça. Elle presse mon bras ; appuie son front contre mon biceps comme pour me sentir mieux, olfactivement et charnellement.
Quand ensuite je lui annonce que la femme de Chultenmayer a eu droit au big plongeon, elle éclate en sanglots. Alors je la calme, je lui explique la griserie anesthésiante de l’horreur, et comment l’insupportable est parfaitement toléré par l’être humain. Mais elle continue d’hoqueter convulsivement, que veux-tu !
Aussi, pour essayer de faire diversion, j’en reviens au côté policier de l’affaire. Je lui fais d’abord valoir qu’après tout sa petite prof aurait pu être défenestrée de l’avion, elle aussi. Et que, bon, veuve mais vivante, non ? Meurtrière, mais en légitime défense (d’éléphant, comme on ajoute toujours en Côte-d’Ivoire). Elle va rester ici, où on lui accorde un permis de séjour indéfini. Elle enseignera les jeunes Noires. Fera un jour la connaissance d’un collègue sympa ou d’un industriel, voire d’un chouette Noirpiot chibré féroce ; et comme disent les comiques troupiers : elle refera sa vie. Son mari, elle l’oubliera d’autant mieux que c’est ce con qui est à l’origine de tous les malheurs du clan Chultenmayer. Tu parles d’une asperge, ce gonzier. Note que ça ne devait pas être un mauvais bourrin, mais enfin, son pedigree sent un peu la carotte-sans-son « a », je t’annonce…
— Raconte, raconte vite ! supplie la Musaraigne.
— Tu sais, c’est encore du domaine de l’hypothèse, mais cette hypothèse est jalonnée de faits certains qui permettent de la tenir pour juste.
Ma compagne s’écarte de moi pour mieux me regarder. Ce plan américain la laisse perplexe.
— Qu’est-ce qui t’arrive de faire des préambules, Tonio ? Tu n’vas pas déjà virer ganache, à ton âge ?
Je ricane :
— Tu vois, si je t’épousais, un jour tu finirais par me traiter de vieux con.
Elle hoche la tête :
— Admettons ; mais d’ici là, Tonio… Hein, d’ici là ? Et puis tu sais : un homme, pour devenir un vieux con, y n’suffit pas qu’il soit vieux, faut-il aussi qu’il soit con.
On se marre un petit coup ; elle, joyeusement, moi, frileusement. Puis on s’embrasse. La peur et la confiance s’étreignant : bas-relief allégorique dédié à la misère du genre humain.
Je me dis qu’un « d’ici là » finit toujours par bien vite arriver. Quand t’as compris ce mécanisme, t’as envie d’écraser ta montre et d’oublier l’heure.
— Alors, tu disais, Mudas ?
— Ce mec, au cours de son service militaire en Algérie, a fait la connaissance de certains éléments un peu tordus, sortes de baroudeurs plus ou moins fachos qui, par la suite, devaient former l’organisation « Panthère Bleue ». Ce groupe de mercenaires travaille en Afrique, pour tous les dictateurs en puissance qui grenouillent sur ce continent. Ils organisent des coups de main, voire d’état, des détournements d’avions ou de fonds. Tout leur est bon. Le goût de l’aventure est plus ancré encore que la cupidité chez ces marginaux de l’existence. Mudas, honnête citoyen français au curriculum irréprochable et jouissant d’une situation moyenne mais solide, devint, au fil des années, l’homme de confiance de l’organisation. Contre un petit pourcentage raisonnable, il centralisait les fonds expédiés d’Afrique et, sa situation l’amenant à se déplacer fréquemment, il allait les placer en Suisse sur un compte numéro.
9
Oui : je fous un « s » à Pinaud. (Note pour les pauvres correcteurs qui perdent leur latin mais gagnent leur paradis avec moi.)