La môme me coupe :
— Qu’est-ce que c’est qu’un compte numéro ?
— Si tu étais un P-D.G. français, tu saurais ça, ma poule.
Son intérêt est tel qu’elle ne s’insurge pas contre cette appellation.
— Un compte numéro est un compte secret sur lequel la véritable identité du déposant ne figure pas. Un numéro lui est attribué, il l’écrit en lettres, ce qui sert de signature. Ni vu ni connu, je t’embrouille !
— Au poil ! Mais alors il ne peut pas y avoir de procuration ?
— Si, comme pour un compte courant ordinaire. En l’occurrence, la procuration était établie au nom du chef de l’Organisation, un certain Fritzmann. Donc, tout carburait bien. Mudas faisait son bœuf tout en vendant des chignoles et en mignardant sa gentille épouse. Les choses auraient continué longtemps ainsi sans doute, si ses potes de « Panthère Bleue » n’avaient eu vent de l’invention prodigieuse de Chultenmayer, qu’ils savaient être son beau-père. Ces choses-là, ça transpire plus que le gruyère d’épicerie pauvre en été. Les jolis copains du gars Mudas voulaient que Chultenmayer mette sa découverte à leur disposition afin d’effacer la mémoire de certains personnages importants, dont, pour commencer, celle du président Houphouët-Boigny. L’opération en question devait favoriser la prise du pouvoir par Sauveur Linduré. Elle était commanditée par lui.
— Non, César, non, nous ne sommes pas seuls ! bêle la mère Pinuche que son vieux débris lutine de manière trop poussée, compte tenu du lieu et des circonstances.
Marie-Marie hausse les épaules. Elle en a vu d’autres chez Tonton Béru. Mon récit la captive bien autrement que les attouchements tremblants de Baderne-Baderne sur son brancard.
— Et alors ?
— Aldebert a marché dans la combine. Il est allé trouver le vieux. Chultenmayer souffrait de ne plus voir sa fille qui avait cessé toutes relations avec lui depuis son remariage avec une femme du même âge qu’elle. Pour commencer, il a été ravi. Mais quand il a su l’objet véritable de cette visite, il est entré dans une fureur noire. En outre, il s’est affolé en comprenant que sa chère petite Rose-Mary était l’épouse d’un vague gredin affilié à des groupes fachos : Alors…
— Compris, dit-elle. Il lui a fait le coup des rayons Ubli pour qu’il perde le souvenir de ces gens ?
— Exact, môme, grand bravo ! Mudas a eu droit sans s’en douter à une petite séance légère. Et il a paumé son passé d’une seconde à l’autre. Ne lui est resté que la routine du présent : son foyer, son travail… Tout le reste envolé ! S’il avait été complètement neutralisé, au plan mémoire, on l’aurait hospitalisé, comme ça été le cas pour ton oncle. Mais là, il s’est trouvé en état de demi-mesure. Il continuait son train-train, mais en étant vidé de la plus grosse partie de son passé. Et les autres sont revenus à la charge, et il ne les reconnaissait plus ! Tu juges d’un cauchemar ? Ils lui parlaient de trucs qui ne signifiaient plus rien pour lui ! Croyant qu’il les chambrait, ils ont exigé la fraîche, sur le compte numéro. Las, il ne savait seulement plus de quoi on lui parlait. On s’est mis à le menacer du pire : sa femme, sa vie, que sais-je… Et il ne pouvait rien riposter, rien tenter. Tout ce dont il était conscient, c’était de constituer le noyau d’une épouvantable catastrophe. Il a vécu pendant plusieurs semaines une sorte d’agonie indicible. Les autres étaient d’autant plus affolés que Fritzmann venait d’être tué au Zaïre dans une embuscade. Mudas, seul pouvait donc accéder au trésor suisse. Alors, comme cette atroce situation lui paraissait sans solution, le pauvre Aldebert a décidé de se tuer. La mort était pour lui une évasion et une chance de salut pour sa femme bien-aimée. Seulement mourir sur une énigme accroît la tristesse du suicidé. Tu lui avais rebattu les oreilles de mes prouesses. Tu m’avais décrit comme étant un Sherlock à la puissance mille. Aldebert a décidé de se tuer sous mes yeux. Il me léguait son mystère, entier, comme il le charriait lui-même, cela je l’ai tout de suite compris. Il savait que ma réaction serait de savoir les raisons d’une fin aussi saugrenue, aussi dingue. En somme, il m’a institué le légataire universel de ses emmerdes. Belle formule, tu ne trouves pas ?
Marie-Marie trouve, elle. A preuve, elle m’en embrasse un grand coup.
Non, mais dis donc, ça dérape un peu vite, nous deux. Y a danger de verglas dans nos relations. D’ici que je l’arrache à son état de jeune fille…
Allons, Santonio ! Allons, t’es un homme, non ?
Ben oui : justement !
Un moment magique passe.
César Pinaud vient d’entraîner sa bobonne dans la piaule contiguë pour lui jouer le grand air du sifflet dans la tirelire. Les retrouvailles, à leur âge, ça porte aux sens. Faut les concrétiser d’arrache-pied. Marie-Marie est blottie tout contre l’Antonio.
Elle sent bon, elle est toute chaude comme un pigeonneau que j’aurais glissé dans l’entrebâillure de ma chemise. On voit la presqu’île avec ses grands buildinges vitreux et très blancs. La mer plus bleue qu’on lui demande. Des barlus. Le ciel… On s’aime.
— D’où vient que j’aie vu Sterny en compagnie de Mudas ? elle finit par remettre ça, l’insatiable.
— Probable que le père Chultenmayer a voulu savoir où en était son gendre, et qu’il l’a dépêché aux nouvelles. A moins…
— A moins que quoi, Tonio ?
— Que des choses m’échappent encore. Peut-être que les gars de « Panthère Bleue » ont contacté Sterny, sachant son rôle auprès de Chultenmayer. Tout ça va se décanter. Il me faut beaucoup d’entretiens avec le vieux savant. Pour l’instant il est en plein coltar… Mais je saurai tout. Ce que je pige déjà, c’est que Sterny avait cédé aux gars d’ici, puisqu’il se trouvait à Abidjan avant le drame ! Donc, pour des raisons plus ou moins « X », comme dit ton oncle, il a fort bien pu faire patte de velours avec la panthère !
— Il aurait apporté le matériel ?
— Oui, à l’exception d’une pièce qui le rendait inutilisable et que le vieux devait placarder dans un coffre. Il a dû lancer un S.O.S. à Chultemnayer, depuis ici, pour lui dire de l’envoyer. Le vieux nous le confirmera. Mais il faisait la sourde oreille. Seulement les choses se sont terriblement précipitées. Mudas s’est buté. Illico, sitôt qu’ils ont connu la nouvelle, les gars de l’Organisation sont allés chez lui, nuitamment. Ils voulaient coûte que coûte retrouver les fafs relatifs au compte suisse pour essayer par un faux ou autre de récupérer leur grisbi. Et alors il y a eu cette scène avec Rose-Mary. Et le dénouement que nous savons. Placée devant un tel drame, ayant compris que son mari n’était pas le type qu’elle croyait, elle a appelé son vieux papa. J’ignore encore ce qu’ils se sont dit, mais Chultenmayer, affolé, a décidé de venir en Côte-d’Ivoire avec le bitougnot. Il a câblé par téléphone à Sterny pour annoncer son arrivée. Il pensait, en échange du lance-rayons, obtenir des appuis permettant à sa fille d’échapper aux tracasseries policières, car, même si la légitime défense avait été prouvée, il était certain que les flics allaient découvrir le passé faisandé de Mudas et la tenir pour sa complice.
Un grand cri roucoulatoire part de ma chambre :
— Césasaaaaar ! C’est trop !
Ma parole, il s’outrepasse, Bananouille ! Se défonce à bloc. Il l’égosille, son chant du cygne ! Le temps des cerises, il en fait des confitures, céziguemuche.
Gêné, je tousse. Mais Marie-Marie, elle assisterait en direct au coït pilnucien, qu’elle demeurerait imperturbable, trop anxieuse de moi et de notre sacrée historiette. Une vraie terrible aventure vécue ensemble, nous deux, si loin, si frénétiquement…