— Monsieur Mudas, j’aimerais comprendre. Si vous voulez bien me fournir quelques explications…
— Inutile, les faits parleront mieux que je ne saurais le faire. Alors, c’est entendu, vous allez à votre fenêtre et vous n’en bougez plus, j’ai votre parole ?
— Mais enfin, bon Dieu !…
— Donnez-moi votre parole d’homme !
La voix, tout à coup, a des inflexions pathétiques.
— Très bien, vous avez ma parole.
Un soupir d’intense soulagement.
— Merci.
Mon interlocuteur raccroche.
— T’as l’air berlué ? remarque le Gros. C’était quoi, ce coup d’ turlu ?
— Un dingue. Il me demande de rester à la fenêtre et de le regarder, assurant qu’il va se passer quelque chose.
— Quoi ?
— Justement, il refuse de le préciser.
Je gagne la fenêtre, l’ouvre, malgré la chaleur extérieure qui va carboniser notre air conditionné.
— Descendez tous les deux, enjoins-je à mes gusmen. Le type dit qu’il porte un complet gris clair et une limouille bleue. Tenez-vous prêts à intervenir.
A travers les frondaisons, je distingue le bureau de poste des Champs-Élysées, son va-et-vient fourmilier. L’élégant bureau de tabac qui le jouxte. Des amoureux qui se bouffent la gueule en pleine circulation, même qu’un taxi-driver se défenestre à moitié pour leur crier une dégueulasserie, tu peux leur faire confiance, ces gens-là, la repartie qu’ils ont, à force de lire le Hérisson aux stations.
Boum ! V’là le client annoncé. Un gars, en gris très clair, avec une chemise bleu marine. Donc, déjà, il existe, ça ne serait pas tout à fait une farce. Il est grand… J’aurais dû me munir de mes jumelles. Elles sont dans un tiroir, mais je ne veux plus le quitter du regard. Il traverse un peu en dehors des clous, sa veste ouverte bat des ailes. Il a une foulée allongée, nette, de militaire américain. Il est d’un châtain légèrement roux, autant que je puisse en juger à distance. Ça y est, il met le pied sur le trottoir, oblique vers notre immeuble. Trois noirs fringués en esbrouffeurs passent près de lui, le bousculant légèrement, mais il ne réagit point. Il remonte les Champs-Élysées jusqu’au kiosque à journaux faisant face à la Paris-Détective Agency. Et alors il s’immobilise. Son visage se lève vers moi. De toute évidence, l’homme me cherche. M’aperçoit. Il a un léger hochement de menton rassuré. Je lui adresse machinalement un signe, ce geste harponneur qui signifie « montez donc ! » Mais il a une légère dénégation de la tête. Angoissé, soudain, je mate autour de lui. Les badauds indifférents déambulent sans se presser. Des tomobilistes maraudent après une place hypothétique, dans la contre-allée. Le drame d’à Paris, quand t’es tomobiliste, c’est, une fois au volant de ta tire, de chercher un endroit où la stopper. Comme si elle aurait plus de freins, que rien ne puisse plus l’arrêter qu’une catastrophe. Des fois, certains télescopages que j’assiste, je me demande si c’est pas un des gonziers qu’en a eu classe de pas trouver de place et qui s’emplâtre le carrosse pour en finir, interrompre cette infernale ronde, ce mendiage de stationnement qui lui mine le cigare.
Mais bast, pour t’en revenir mon terlocuteur surprenant… Il est là, bien debout, sentinelle au cœur du mouvement, protégée par le maigre rempart du kiosque à turpitudes. C’est un peu comme s’il attendait on ne sait quoi de très particulier, d’improbable même. Et puis, il a un geste rapide à la poche de son futiau. Il en sort un pistolet noir dont il appuie le canon contre sa tempe. Malgré le brouhaha de la circulance, j’entends parfaitement la détonation. Elle semble s’être détachée du vacarme ambiant. Elle est sèche. Y a un peu de fumée bleutée. Une vague rouge submerge la tête du type. Il s’écroule. Des gens se sauvent en hurlant. Bérurier et Mathias qui se tenaient à l’affût dans notre entrée interviennent.
Et moi, fasciné, ahuri, je reste appuyé à la fenêtre en murmurant sur un ton de prière : « C’est pas vrai ! Non, mais c’est pas vrai… »
Et cependant c’est vrai.
FAIRE-PART
Alors là, j’sais pas si tu te rends compte, mais c’est le genre d’aventure qui t’ébroue le moral. Un gus te téléphone pour te demander de le regarder depuis ta fenêtre et il se praline la calbombe en pleins Champs-Zé ! Comme un donnerait une aubade à sa belle, lui, il t’offre le spectacle de sa mort, ce dingue ménestrel. Y a ben de tout, en ce bas monde, non ?
Je finis par m’arracher de la croisée, referme celle-ci pour retrouver l’air artificiel mais fraîchouillard de mon bureau. Les hommes, on est des cons, à espérer l’été et vite à s’en protéger sitôt qu’il est là, pourtant juste de passage. On rewrite le temps, comme dans la presse on rewrite les papiers, que tout s’uniformise, se calibre bien, que rien dépasse. Un jour, on comblera les mers et aplatira l’Himalaya, tellement essoufflant à escalader ! Je prévois, prédis solennellement. Quand j’annonce, ils croient que je déconne, ces nœuds. Mais tu verras, le côté Nostradamus au Santonio, comment qu’il était coulé dans l’airain à faire les alexandrins hugoliens.
Puisque l’idée m’en vient c’est que ça se produira, C.Q.F.D. ! T’as entendu Mathias, t’t’à l’heure ? Tout est possible. Ce qui est impossible, c’est l’impossible, précisément.
— Vous êtes malade, monsieur le commissaire ? s’inquiète Claudette.
Je réponds que non. Mais pourtant je gerberais volontiers. Ce qui est terrible, c’est cet homme qui est venu se placer devant mes yeux, comme Charlot devant sa caméra, et qui m’a insulté de la pire manière : en se détruisant à mes nez et barbe. Merde, j’ai pas été habitué à ça !
Quand tu te butes, tu ne fais pas ça comme on jette un mégot, d’une pichenette ! Y a un cérémonial dans le suicide, fatalement. Enfin, il me semble. Tu prends congé de toi sans te soucier des autres, du moins quand tu es sincère ; je te cause pas de ceux qui simagréent pour se glisser en douce à la une de France-Soir. Tu piges ?
L’ascenseur me dévale dans notre grand hall marmoréen que les appliques font ressembler à un nouveau Versailles revu et corrigé par la Samaritaine de luxe.
L’attroupement est énorme déjà. Des agents travaillent de la hanche et de la voix pour écarter ces beaux charognards. Me faut jouer du coude et du fion pour parvenir au first rang. Béru et Mathias sont agenouillés sur le trottoir, part et d’autre du suicidé. Mathias le palpe, Béru le fouille. Ils ont dû exciper de leur qualité flicarde car les deux agents présents les laissent agir.
— Alors ? lancé-je.
Il est couché sur le dos, et ses yeux ouverts semblent me regarder, m’implorer quelque chose par-delà la mort. Une gueule intéressante, blême avec des taches de rousseur et des yeux pâles. Ses favoris, comme on disait puis jadis, lui dégringolent jusqu’à la courbure des maxillaires et frisottent. Un joli garçon d’une trentaine d’années. Pas un âge pour se buter, t’admets ?
— Mort, me répond Mathias. C’est insensé, non ?
On entend le dreling sinistre d’une ambulance. Des poulagas brancardiers se pointent en coudaucourant, déroulent leur civière, chargent le gars Mudas et l’embarquent.
— Y a des témoins ? demande un brigadier.
Je fais un signe à Béru.
Le Gros s’écrase. Une dame se précipite. Comme quoi elle a tout vu.
Une seconde chorusse sous prétexte qu’elle a encore mieux vu !
— Si on boirait quéqu’chose ? suppose ou propositionne Béru.