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Boire ?

Ah oui : boire…

Un truc des hommes, ça, la picole. Se remonter le mental, ou bien se le descendre. Mettre un peu de brume veloutée dans sa gamberge, que la vie soye moins dégueu pendant un moment, façon de reprendre haleine.

Oui, bon, on va écluser.

Le Gros sert trois whiskies tellement tassés que tu ne trouverais pas la place pour un glaçon. Avant de boire, il jette un portefeuille souple sur le canapé, près de moi. Du box, avec des coins en or.

— T’as pris ça sur le gars ?

— Bédame…

Je ne me presse pas de le manipuler. On a du temps. Et puis cet objet si personnel qui appartenait au suicidé me cause un indéfinissable malaise. Voire de l’écœurement comme s’il s’agissait d’un morceau de matière qui fut vivante. Note que le box, c’est de l’animal mort quand tu réfléchis et quand il n’est pas synthétique.

— Lorsqu’il a dégainé sa rapière, murmure le Mastar après une lampée de major des Indes, j’ai cru qu’il allait se défendre contre quéqu’un, alors j’ai maté autour de lui. Mais y avait personne qui belliqueusait, non, personne s’occupait de cézique.

Je me tourne vers le Rouquinoche. On dirait qu’il a pâli sous ses lentilles, Mathias.

— Moi, au contraire, je ne l’ai pas perdu de vue, déclare-t-il. Il a agi de propos délibéré. Je veux dire qu’une fois commencé, son geste n’a pas eu la moindre défaillance. En y songeant bien, la seule hésitation a été avant de porter la main à la poche. Et encore, ce n’était pas de l’hésitation, mais un peu comme lorsqu’on fait un effort en étant très las. C’est la première fois que je vois un homme se suicider.

On biberonne. La Claudette clapote du clavier universel. Ça la prend de temps en temps. Je la soupçonne d’écrire à sa vieille maman, notre jolie gobeuse. A la machine c’est mieux lisible. Je l’appelle « gobeuse » car elle est une reine de la pipe, la chérie. Elle pompe à longueur de journée tout ce qui passe à portée de ses labiales. Une vraie marotte. Elle est maquée avec un petit julot exténué dont les cernes sous les yeux sont soulignés trois fois au crayon noir. Quand ils rentrent de vacances, cézigue, il est obligé de se gaver de vitamines pour récupérer : été et fumée ! La Claudette, elle ne lui laisse dégager son mandrin de sa bouche que lorsqu’il a besoin de licebroquer.

Bon, mais ça, ça nous éloigne du suicidé.

— Quel besoin a-t-il eu qu’tu le mates en train de s’épouss’ter les méninges ? rêvasse le Gros.

Il vient de mettre le mystère en évidence, Bibendum. En effet, là est la question, comme aurait dit Shakespeare s’il avait parlé français au lieu de son charabia à la con !

Comment se fait-il qu’un homme, si avide de sa mort qu’il n’hésite pas à se tuer en pleins Champs-Élysées, ait tenu à ce qu’un policier (plus ou moins privé) assiste à son trépas ? Pour quelle raison ? Dans quel but ? Pour prouver quoi ? Servir quelle cause posthume ?

Je me décide enfin à ouvrir le portefeuille. Son contenu est on ne peut plus classique : une carte d’identité au nom d’Aldebert Mudas, né à Angers le 5 juillet 1934, chef des ventes d’un grand garage boulevard Gouvion-Saint-Cyr et demeurant sur ce même boulevard, au 633. Une carte de l’American Express atteste qu’il possède une certaine surface. Son permis de conduire lui a été délivré à Paris, en 1955. Il avait sur lui la somme de deux mille deux cent quatre-vingts francs. Le portefeuille recèle en outre la photographie en couleurs d’une très jolie jeune femme blonde habillée d’un short blanc et d’un chemisier noué à la taille. Elle me sourit comme sur une réclame de dentifrice.

— Appelle Claudette, Gros.

Dans la pièce voisine, la machine cesse de créer une ambiance affairée. La pompeuse d’élite paraît en pendulant du prose.

— Dites voir, mon chou, à quelle heure ce Mudas a-t-il appelé, la première fois ?

— A peu près 14 heures 30.

Je file un coup de périscope à ma tocante, elle indique 17 plombes et des. Ainsi, l’homme aura retardé son geste fatal de près de trois heures pour m’attendre !

— Il a appelé combien de fois au total ?

Elle compte mentalement.

— Quatre fois. Je lui avais dit que vous deviez venir à l’agence, mais sans préciser l’heure puisque je l’ignorais.

— Quelles furent ses paroles exactes ?

— Au premier appel, il a réclamé après vous. J’ai répondu que vous n’étiez pas encore là et je lui ai demandé son nom. Il me l’a donné sans hésitation. Puis il a précisé que ce qu’il avait à vous dire était grave et urgent. Je lui ai demandé s’il avait un numéro où vous pouviez le rappeler, il m’a répondu que non, qu’il se déplaçait dans Paris et ne pouvait donc être joint, mais que lui rappellerait, ce qu’il a fait moins d’une heure plus tard. Au deuxième appel, il s’est simplement nommé. Et quand il a su que vous n’étiez pas encore de retour, a raccroché. Et la chose s’est renouvelée une demi-heure après. Là, il a eu une sorte de gémissement. Puis il a soupiré : « Oh, mon Dieu. Enfin tant pis, j’attendrai ! » A sa quatrième tentative il vous a eu…

— Un fou ? je demande à Mathias.

Mais il fait la moue.

— Je ne crois pas.

— A cause ?

— Comme ça… Une impression. On ne peut pas se défendre contre les impressions, monsieur le commissaire.

Bérurier cramponne la boutanche de scotch.

— Allez : un’ p’tite rincelette avant qu’on ira, décide l’aimable personnage.

— Qu’on aille où ? je demande.

Il hausse les épaules :

— Ben, chez lui, c’te connerie. T’oserais prétend’ qu’ ça t’ démange pas ?

* * *

Le quartier Gouvion-Saint-Cyr m’a toujours fait songer à l’Amérique des années 30. Ça doit venir des garages qui s’y trouvent rassemblés. L’endroit est plein d’entrepôts métalliques, il sent l’essence, l’huile, le pneumatique. De moins en moins, pourtant, à cause des messieurs promoteurs qui gomment ce folklore à renfort de bétonnières.

— J’monte t’avec toi ? demande mollement Sa Majesté, au pied du 633.

Sa question me surprend, vu qu’ordinairement, il a tendance à ne pas me demander mon avis, le Gros. Il s’impose, comme le font les gens volumineux. Chez lui, tous les complexes d’un homme tiennent dans un seul : il n’a pas de complexes !

— Ça ne te dit rien ?

— J’ai peur.

— Toi ?

— Peur qu’aye de la famille pas encore prévenue de la mort du gars, je me gêne d’eux.

Tant de pudeur achève de m’impressionner. D’ordinaire, pour annoncer les malheurs, son style ce serait : « Vous êtes bien madame veuve Untel ? »

Il me sourit torve, comme un qui t’a refilé un chèque en bois la semaine d’avant et qui espère que son chèque ne t’est pas encore revenu.

— J’ai pas le cœur à carboniser le moral d’mes contemporaines, il dit, Béru.

— Très bien, j’irai seul.

Si j’en crois le carton collé contre la loge de la concierge — et pourquoi douterais-je de lui ? — Mudas habite (ou plutôt habitait) au premier. A mesure que je gravis les marches, une navrance me saisit au creux des tripes, là que siège le cœur, en réalité. A quelques mètres de moi, quelqu’un vit du quotidien. Je vais bredouiller quelques mots à ce quelqu’un et son existence, instantanément, s’en trouvera modifiée. Pour ce quelqu’un, le monde cessera de ressembler à ce qu’il est présentement. Tout ce qu’on a à subir, les hommes, et qu’on subit, et qu’on surmonte, tu trouves pas que ça finit par faire beaucoup ? Et qu’après on continue, le plus fort de caoua, vaille que vaille, de se courir après sans jamais se rattraper, merde ! Faut de la santé. Et la santé tient le choc ! C’est quand tout va très bien qu’elle flanche, pour que ça aille mal.