L’immeuble est de standinge moyen. Cadre plus ou moins supérieur. Une moquette galeuse sur les marches de bois jusqu’au second. Ensuite ça se médiocrise à mesure qu’on ascensionne. Mais moi, je stoppe dans le heurf-heurf du clapier. Le premier, c’est l’élite. Deux lourdes seulement. Une à gauche, l’autre, tu l’as déjà subodoré car tu es très intelligent dans ton genre : à droite. Les paillassons sont à initiales des locataires, ce qui fait toujours de l’effet sur les facteurs et les placiers en aspirateurs. A.M. ! Aldebert Mudas. Allez, Sana, du cran, mon chéri. C’est un sale moment à faire passer. Plonge.
Dring !
Au bout de très vite, je perçois une voix de femme qui crie à la cantonade :
— Cela ne vous ennuierait pas d’aller ouvrir, petite ?
On vient.
On ouvre.
Et je me trouve face à face avec Marie-Marie.
Alors là, bon, je veux bien : le hasard est un grand maître, toujours l’inattendu arrive, il ne faut s’étonner de rien, etc. Je pourrais t’en débiter des tinées de ce style, mais ça ne changerait rien à mon abasourdissance. Tu la comprends, j’espère ? Dis-moi que tu la comprends, ça me ferait du bien. Enfin quoi : un gars me téléphone pour que je le regarde se tuer, je viens chez lui pour prévenir, et puis c’est la jolie Musaraigne qui m’ouvre sa lourde. Note que sa stupeur unissonne avec the mine, à la pie-borgne. Et puis l’inquiétude prend le pas sur la stupeur.
— Tonio, elle balbutie, y n’serait pas arrivé quéqu’chose à tonton ?
— Pas du tout ; mais qu’est-ce que tu fiches ici ?
Cette fois, la stupeur recouvre son soulagement.
— Comment, ce que j’fiche ici, c’est pas ma pomme qu’tu viens voir ?
— Absolument pas.
— Qui donc, alors ?
— A vrai dire, je n’en sais trop rien.
Elle lève la main et pose ses jolis doigts fuselés sur mon front de penseur, pensif :
— T’es sûr qu’ça va, la tête, toi ?
Sur ces entrechoses, une porte s’ouvre dans le vestibule servant de décor à Marie-Marie et une dame en tailleur de cheftaine, porteuse d’une forte sacoche de cuir noir, à soufflets (j’ai le souci du détail comme tous les grands romanciers, car enfin, j’en sais au moins mille qui ne se seraient pas donné la peine d’ajouter « à soufflet ») paraît, l’air aussi engageant qu’un adjudant de gendarmerie dont on a chouravé le bénouze pendant qu’il calçait une fermière dans une meule de paille. Je m’esquive, histoire de la laisser disparaître et elle profite de la brèche pour s’emporter ailleurs. Une deuxième personne surgit à son tour, qui maintient dans la pliure de son coude gauche un tampon d’ouate piqueté de sang. Il s’agit de la dame dont Mudas conservait la photo sur son cœur. Cette scène m’induit à penser qu’à mon coup de sonnette, une infirmière lui pratiquait une intraveineuse (voire une prise de sang).
— Qu’est-ce que c’est ? demande cette jolie avec un sourire qui fait de la corde lisse depuis la lucarne de ton âme pour descendre jusqu’à ton slip dans lequel il se met à bivouaquer.
— Un ami à moi, madame, répond le moustique.
La dame désourit vitement.
— Écoutez, ma petite, mon appartement n’est pas un lieu de rendez-vous et, d’ailleurs, votre cours ne s’achèvera que d’ici vingt minutes.
Bon, alors le sale moment de parler est venu pour moi. Je pige que cette dame est professeur de quelque chose et qu’elle donne des cours particuliers de ce quelque chose à l’adorable nièce de Mister Béru.
— Vous êtes Mme Mudas ?
— Oui.
— C’est vous que je viens voir, madame. Et cette rencontre avec Marie-Marie Bérurier est purement fortuite.
Là-dessus, je finis d’entrer, comme on dit puis dans notre pays natal de famille.
Referme la porte.
Marie-Marie est toute grave, frémissante. On dirait qu’elle me connaît bien et sait interpréter mes inflexions, expressions et autres mimiques.
— Qui êtes-vous ? demande Mme Mudas.
La grabotte me devance :
— C’est le commissaire San-Antonio, madame. Vous savez, j’en parlais l’aut’ jour à vot’ mari.
Elle est radieuse de moi, Marie-Mon-Cœur.
Et si jolie, la vache. Ce qu’une fille peut te réserver comme étonnements au plan chrysalide et minute papillon. Tu la vois pas de quelques semaines et poum c’est tout juste si tu peux la reconnaître.
« J’en parlais l’aut’jour à vot’ mari. » Bon, un petit coinceteau du voile se soulève déjà. C’est par Miss Tresses (note qu’elle les a coupées) que Mudas a eu mes coordonnées. Et à cause d’elle sans doute que l’idée lui est venue de me choisir pour témoin de son suicide.
On traverse le vestibule, en même temps qu’une période de mutisme, ce qui n’est pas incompatible. Du moment que t’as des gonziers qui peuvent parcourir une avenue en jouant d’un instrument, y a pas de raison que tu ne puisses pas arpenter un vestibule sans parler. J’ai pas raison ?
Le salon-salle-à-manger d’un modernisme à prix fixe, style formes nouvelles, en vente dans tous les bons Lévitan-Barbès-Mobilier-de-France. Il ne manque même pas le lampadaire japonouille, façon lampion blanc à tige orientable (et extrême-orientale).
Elle me prie de m’asseoir sur un siège plus moderne que le reste et à peine moins confortable qu’une borne kilométrique.
— On vient de vous faire une piqûre ? commencé-je gauchement.
Mme Mudas a un hochement de tête désinvolte.
— Rien de grave.
Marie-Marie me couve d’un regard conquérant de propriétaire faisant visiter son domaine.
— Vous êtes professeur de…
— D’allemand.
— Je suis dans sa classe, m’explique Marie-Marie, mais moi, le chleuh, j’ai du mal.
— C’est pourtant une fort belle langue, assure son professeur.
— Pour commander de fout’ le feu à Oradour ou pour chanter Wagner, j’dis pas, madame, mais j’sais que j’voudrais pas qu’on cause d’amour en allemand.
Cette affirmation paraît contrister Mme Mudas. Et alors je me dis que sa blondeur, son regard clair, ses lèvres pulpeuses ne sont sûrement pas sortis des burnes d’un Katangais.
— Marie-Marie, fais-je, l’idée ne t’est jamais venue que ton professeur était peut-être d’origine allemande ?
La môme tressaille :
— Mince, non ? C’est vrai, m’dame Mudas, que v’seriez boche de naissance ?
L’interpellée a une petite moue charmante :
— Oui, plus ou moins.
— Oh, alors, éplore la fillasse, j’vous demande pardon. V’savez, j’disais à la légère, pour m’rendre intéressante…
Mme Mudas lance un geste de semeuse désinvolte :
— Tout le monde a son petit coin de racisme qu’il cultive. Puis-je savoir l’objet de votre visite, monsieur le commissaire ?
— Je… Eh bien…
Je suis provisoirement sauvaga par la sonnerie du bigophone.
— Vous voudrez bien m’excuser…
Elle se lève, va décrocher dans la pièce voisine.
Marie-Marie me flambe de ses yeux adorables, tendres et impertinents.
— J’sus vachement contente de t’voir, t’sais.
— Moi aussi, mais j’eusse préféré que ce fût en d’autres circonstances…
— A cause ?
Un grand cri désespéré part de la pièce voisine. Et voilà, ça y est : j’suis délivré d’une abominable corvée car on vient d’informer Mme Mudas qu’elle est veuve. Ce cri-plainte, ce cri de refus, tu penses… éloquent ! C’est à ces choses que je me dis qu’on est des espèces d’instruments, les hommes. On crie, on geint, on râle dans les moments aigus : quand on naît, quand on meurt, qu’on baise, qu’on a mal, qu’on est cocu, content, qu’on aperçoit la Sainte Vierge : un cri. La corde est pincée, vibre, vibre.