— Viens, dis-je à la Goupille, elle a sûrement besoin d’aide.
Debout devant un bureau dizaïïgne, elle a tout juste la force de garder le combiné contre sa joue. On sent qu’il devient lourd comme un haltère. Elle est d’une drôle de pâleur. Jaune, tu vois ? Et puis, ses beaux yeux clairs, tu croirais qu’on vient de l’affubler de verres de contact dépolis. Ils ne veulent plus rien dire.
Elle écoute des trucs qu’un fonctionnaire made in les Pyrénées-Orientables doit lui débiter avec un accent rocailleux. Mais les écoute-t-elle encore ?
Je m’approche d’elle. La délivre du combiné. Raccroche…
Et elle reste droite, tel un cierge. Avec cette couleur de suif qu’ont les cierges.
Je l’appelle doucement :
— Madame Mudas…
— C’était cela que vous veniez m’apprendre, n’est-ce pas ?
— Eh bien, oui…
Le plus étrange, c’est que Marie-Marie, toujours curieuse de tout, pis que mille belettes, ne pose pas de question. Elle assiste muettement au malheur de son professeur. Devine-t-elle ? Oui, sans doute.
— Que vous a-t-on dit ? je demande à mon hôtesse.
— Qu’il vient de se suicider sur la voie publique.
— On vous a précisé de quelle façon ?
— Revolver…
— Vous lui en connaissiez un ?
— Non.
— Son comportement de ces derniers temps laissait-il prévoir un acte de ce genre ?
Elle ne me répond pas. La voilà qui se traîne jusqu’à un canapé et qui s’y love. Des frissons la secouent. Elle cherche instinctivement autour d’elle. Moi, galant comme tu me sais, et comment que je lui mets ma veste sur les épaules ! Merde, si on n’assistait pas entre vivants, dis, hein ?
Je crois qu’elle n’a pas entendu ma question. Mais la voici qui y répond :
— Depuis une semaine il avait totalement changé.
— C’est-à-dire ?
Elle claque des chailles, la pauvrette.
— Je vais vous chercher une couverture, murmure Marie-Marie en s’éclipsant.
— En quoi avait-il changé, madame Mudas ? insisté-je.
— Il était prostré, ne parlait plus, semblait absent. Je redoutais en effet le pire. Enfin, je n’y croyais pas à vrai dire, sinon.
Sinon quoi ? On n’empêche pas de mourir un être qui l’a décidé. On ne peut, à la rigueur, que perturber son acte.
— Vous avez une idée quant à l’objet de cette dépression ?
— Non. Tout de suite j’ai pensé qu’il avait des ennuis de travail. Je me suis arrangé pour voir, pas plus tard qu’hier, le P.-D.G. des Garages Paris-Auto où il travaille. Ce monsieur m’a déclaré être enchanté des résultats d’Aldebert. Il a seulement admis qu’il paraissait « mal dans sa peau » depuis plusieurs jours.
Tellement mal dans sa peau qu’il en est sorti !
— Alors ?
— Mon Dieu, soupire-t-elle, je dois bien me résoudre à croire qu’il avait une peine de cœur.
— Extérieure à son foyer ?
Elle lève sur moi un regard qui s’est quelque peu clarifié.
— J’adore mon mari, monsieur le commissaire.
Marie-Marie revient, portant une couverture. Elle ôte ma veste des épaules de la « Veuve » et me la tend avant de la remplacer par la couvrante, et à cet instant seulement, je me dis qu’elle est allée chercher cette couverture plus par jalousie que par compassion : pour que mon veston ne s’attarde pas plus longtemps sur les formes pulpeuses de son prof. Elle est commak, Miss Teigne !
— Vous aviez des soupçons à propos de la fidélité de votre époux ?
— Pas avant ces jours-ci. C’était un mari prévenant, il me comblait de cadeaux et m’accordait tout son temps de liberté.
— Depuis une semaine il espaçait son séjour ici ?
— Pas du tout, je dirais même au contraire. Il paraissait chercher refuge à la maison.
— Un danger le menaçait ?
— Je ne sais pas. A vrai dire… non, je ne le pense pas. Du moins pas un danger tel que vous l’entendez. Personne ne semblait le tourmenter, je m’en serais bien rendu compte, et même, il m’en aurait parlé : on se disait tout.
Mon regard doit exprimer ce que je pense car elle s’empresse d’ajouter :
— Il me disait tout, sauf ce qui le hantait ces derniers temps.
Elle a l’air d’une naufragée, ainsi roulée dans cette carouble écossaise.
Tout à l’heure elle était pleine de vie et de grâce, belle, saine, décidée. Et la voilà cassée. Y a pas d’autres épithètes : cassée. Cassée comme une poupée est cassée, comme une ambiance est cassée : au propre et au figuré. Au propre et au défiguré !
— Souhaitez-vous que nous appelions quelqu’un de votre famille, madame ?
— Je ne possède pour toute famille qu’un père qui me déteste, ma mère est morte.
— Vous n’avez pas d’enfant ?
— Non. Et je n’en aurai jamais…
Là, elle éclate en sanglots.
Je me retiens de lui dire que du temps va passer et qu’à nouveau elle prendra des chibroques par le manche avant de se les engouffrer là qu’elle préfère. La vie, qu’est-ce que tu peux contre ? Une forêt de pafs. Quand le tien qui t’est exclusif est tombé, tu finis par grimper après un autre. Normal, non ?
Personnellement, je la laisserais volontiers lisser ses plumes sur mon perchoir, cette exquise perruche.
— Soyez gentils, tous les deux, murmure-t-elle, laissez-moi.
— Écoutez, madame, il serait préférable que vous ne demeuriez pas seule…
Elle répète, quasi furieuse :
— Allez-vous-en !
La peine, ça rend méchant, souvent, j’ai remarqué.
Et solitaire, donc !
Elle a besoin d’être seule, Mme Mudas. Ultra seule. Même elle se sent de trop. Elle guigne le néant. Faut tenir. User des minutes, et puis des jours avant de devenir une rescapée d’elle-même.
Son destin ne nous appartient plus. On n’a pas le droit de mettre le pied dedans. Qu’il s’accomplisse selon la ligne de pente…
UN HOMME QUI…
Et alors c’est marrant, tu vas voir, les jeunes filles ; qu’à peine on se retrouve dans l’escadrin, la Musaraigne et moi, elle se jette sur mon poitrail en pleurant, secouée du chagrin de sa prof, Marie-Marie, éperdue de cette misère de la terre dont elle se met à découvrir. Et tout ce qui va s’ensuivre pour elle, au fil du temps. Ces larmes trempeuses qui mijotent dans ses glandes lacrymales pour le cortège d’ensuite… Oh ! la la ! l’existence, cette corvée ! Vaut mieux rigoler. Ne pas louper l’instant de répit.
Je ne cherche pas à la consoler par des mots. Le mieux que je puisse pour elle, ce sont ces petits baisers dans les cheveux, près de l’oreille. Et ma main plaquée dans son dos.
Une vieillarde qui descend pisser médor s’arrête pour nous regarder, interdite. Les passants le sont toujours par la détresse des autres, comme si ça ne leur arrivait jamais à eux, de pleurer. Quand c’est soi qui chiale, c’est un drame, quand c’est le prochain, c’est un spectacle.
Alors la dame retient son carlin par la laisse et nous visionne indécemment. Pour la mettre en effarouchage, je lui louche contre en tirant la langue. Indignée, la v’là qui se hâte de descensionner.
Marie-Marie sort un mouchoir de son cartiche pour s’essorer les prunelles. Tu sais qu’elle est à croquer, ainsi, en dérive au milieu de ses sanglots.
— Pourquoi s’est-il tué, fait-elle, il avait l’air si gentil…
C’est vrai qu’elle l’a connu, Aldebert.