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Mais aujourd'hui, les visages sont fermés, durcis, anxieux. Les regards un peu désorientés, les âmes désarçonnées.

La peur, palpable.

Les paroles, plutôt rares.

Pourtant, Séverin fait brusquement entendre sa voix rauque à l'accent typique.

— J'espère que tu te trompes pas ! Si elle est partie dans l'autre sens, on est mal barrés…

— Elle va forcément essayer de rejoindre sa bagnole, assure Roland. C'est logique. C'est ce que je ferais à sa place, en tout cas !

— Et si elle arrive là-bas avant nous ?

— Elle ne connaît pas le coin, elle ne peut pas passer par le chemin principal de peur de tomber sur nous. On va arriver avant elle, c'est sûr. On se planque pas loin de sa caisse et y a plus qu'à attendre.

— Ouais, y a plus qu'à ! marmonne Hugues.

— La ferme ! ordonne Roland. C'est ça ou la taule, oublie pas.

— T'es sûr que c'est sa bagnole qu'on a vue en venant ? s'inquiète Gilles.

— Pourquoi ? T'en as repéré une autre ? Immatriculée 75, en plus ! Elle a bien dit qu'elle venait de Paris, non ?

Ils reprennent leur quête silencieuse dans une atmosphère étouffante malgré le petit vent froid qui enlace un peu brutalement les monts cévenols. Le soleil s'est voilé, l'orage frappera dans la journée, c'est certain.

Aucune chance de lui échapper.

— C'était peut-être pas lui après tout, murmure soudain Séverin.

L'aubergiste sursaute, rien qu'au son de la voix de son ami.

— Hein ? aboie Roland.

— C'est peut-être pas l'ermite qui a tué Julie, répète Granet.

— Évidemment que c'est ce taré qui l'a étranglée ! riposte le pharmacien. Qui veux-tu que ce soit ?!

— J'en sais rien… Putain, mais qu'est-ce qu'on a fait ?

— Moi, je voulais juste qu'on l'arrête, pas qu'on le tue ! s'emporte Roland. Si vous vous étiez pas excités comme ça aussi !

Gilles l'attrape soudain par l'épaule, l'obligeant à se retourner.

— T'as frappé comme nous autres, j'te rappelle !

— Je sais. On est tous dans la même galère. Alors, on va s'en sortir ensemble, O.K. ? Maintenant, tu enlèves ta main, et vite…

Gilles obtempère, baisse les yeux et les armes. Il replonge dans ses pensées. Occupées par deux visages ; celui de Sylvain, mort sous les coups. Et celui de Julie.

La merveilleuse Julie. La sublime Julie.

Qui affolait tous les hommes sur son passage.

Qui n'avait jamais daigné poser son regard de braise sur sa modeste personne. Jamais daigné lui offrir le moindre sourire. Lui, simple paysan, comme son paternel, dont le morne destin est de reprendre la tête de l'exploitation un jour prochain. D'ailleurs, il ne se sent guère capable d'autre chose, comme si cette terre rude mais nourricière ne lui laissait pas le choix.

Il lui appartient.

Il ne peut s'en déraciner, sous peine croit-il, de se flétrir comme une plante arrachée à son sol.

Oui, un jour, il sera propriétaire de tout cela. De quoi permettre à une famille de vivre aisément.

Tout cela, il l'aurait volontiers partagé avec Julie, enfant du pays, elle aussi. Fille d'agriculteur, elle aussi. Mais qui, contrairement à lui, nourrissait des envies d'évasion, voulait conquérir la capitale, le monde.

Julie…

Combien de fois a-t-il rêvé d'elle ? Combien de ses nuits a-t-elle peuplées ?

Combien de fois a-t-il suivi ses pas gracieux ?

Combien d'heures passées à l'attendre, là où il se doutait qu'elle allait se montrer ? Simplement pour apercevoir sa silhouette quelques secondes.

Tant d'images volées…

Il se souvient du jour où elle avait oublié son foulard bleu au bistrot du village. Avant de le lui rendre, il l'avait gardé pendant une semaine. Dans sa poche, dans son lit. Respirant son délicat parfum, sans lassitude aucune.

Et cette colère, lorsqu'il la voyait faire les yeux doux à un autre, lorsqu'il la croisait, s'affichant au bras d'un homme qui n'avait rien de plus que lui.

Rien de plus ? Sans doute que si. La colère, alors, n'en était que plus vive. La douleur, plus forte. L'humiliation, à son comble.

Il aurait donné n'importe quoi pour elle. Sauf qu'elle ne voulait rien de lui.

Parce qu'il n'existait pas, simplement. Exclu de son monde, de son horizon, de son champ visuel.

De sa vie.

Il aurait au moins aimé qu'elle le détestât. Au moins ça.

Mais non, elle ne le voyait pas.

Alors que lui ne voyait qu'elle. Ne pensait qu'à elle. N'espérait qu'elle.

Obsession assassine, destructrice, castratrice.

Gilles marche derrière son père. Mais devant lui, il n'y a que Julie. Partout, dans chaque rafale de vent, chaque bruissement de feuille. Son visage se dessine, dans les écorces des arbres, les caprices du ciel.

Alors qu'elle est morte.

Mais même prisonnière de l'au-delà, elle continue de le hanter.

Logique, pour un fantôme.

Il avait cru qu'une fois enterrée, elle cesserait de le blesser.

Il s'était trompé. C'est encore pire qu'avant.

Soudain, un cerf traverse à cinquante mètres devant le groupe ; la chienne se met à l'arrêt.

La magnifique bête hésite un instant, les regarde.

Comme un réflexe, une habitude tenace, ils ont envie de tirer. De tuer.

L'animal s'enfuit à la vitesse de la lumière.

Aujourd'hui, il a de la chance.

Aujourd'hui, ce n'est pas lui le gibier.

*

— On devrait peut-être se planquer ? suggère Sarhaan. Il n'arrive presque plus à marcher…

Hamzat est affreusement blême, la souffrance déforme son visage. Il a pris dix piges en une heure. Effrayant.

Il est si jeune, pourtant. Seize ans, à peine.

— Les clébards vont nous retrouver en moins de deux ! répond Rémy. Ces saloperies nous suivent à la trace ! Pas pour rien que l'autre enfoiré leur a fait renifler nos guêtres ! Il faut continuer à marcher, c'est notre seule chance de nous en sortir ! Faut pas trop s'éloigner du mur, on finira bien par trouver un endroit où c'est plus facile de passer… Une brèche !

— On passera jamais ! Y a du courant partout !

— Écoute mon vieux, si on se planque, c'est comme si on attendait la mort, O.K. ? Alors tu fais comme tu le sens, mais moi je continue à chercher la sortie de ce putain de merdier !

— T'énerve pas, tempère Sarhaan.

Brusquement, Rémy se demande pourquoi il ne les abandonne pas, pourquoi il n'accélère pas. Après tout, ces mecs ne sont rien pour lui ; la veille, il ne les connaissait même pas ! Il réalise alors que, seul, il serait encore plus terrorisé.

Mais est-ce vraiment l'unique raison ?

— Faut tenir jusqu'à la nuit. Après on verra, conclut-il.

Hamzat s'accroche à l'épaule de Sarhaan et à celle de son frère. Comme on s'accroche à la vie. Sa jambe a démesurément enflé. La douleur lui soulève les tripes à chaque mouvement. Il s'est ouvert le crâne en tombant, le sang inonde sa nuque, son vieux sweat pourri.

Migraine atroce.

Soif. Horriblement soif.

Chaud, froid. En même temps.

Peur.

Pourtant, la mort, il la connaît. Pour l'avoir vue de près. L'avoir côtoyée si souvent ; évitée si souvent. Pour lui avoir marché dessus, lui avoir ri au nez.

Pour s'y être noyé, des nuits entières.

Il vient du purgatoire, retourne à la case départ.