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Maintenant, il sait.

Qu'il va mourir.

Qu'il a quitté sa terre natale pour rejoindre un cimetière.

Qu'il a creusé sa propre tombe en suivant son grand frère sur ces terres inconnues.

Il sait que la chance a effectué un détour pour l'éviter. Que Dieu le châtie de quelque chose. Sauf qu'il ne sait pas de quoi… N'a-t-il pas été assez puni comme ça ? Une enfance effroyable, une adolescence encore pire. Pourquoi le sort s'acharne-t-il ainsi sur lui ?

Il a beau chercher, il ne voit pas. Ne comprend pas. N'a plus la force de comprendre, d'ailleurs.

Soudain Rémy s'arrête net. Ils arrivent en lisière de forêt. Derrière la frontière végétale, une grande étendue d'eau miroite au soleil. Panorama idyllique pour situation cauchemardesque.

— Vaut mieux rester à couvert, dit-il.

— Ouais, acquiesce Sarhaan. Ça vaut mieux en effet…

Eyaz intervient. Moitié anglais, moitié français, avec un soupçon de langage inconnu, il tente de leur expliquer quelque chose. Marcher vers la mare, mettre les pieds dans l'eau pour que les chiens perdent leur trace.

— T'as raison ! s'écrie Rémy. Si on marche dans la flotte, ils ne pourront plus nous flairer !

Ils reprennent leur chemin de croix, s'approchent de l'étang. Rapidement, le sol devient meuble. Leurs pieds meurtris s'enfoncent. Ils veulent contourner le lac pour rejoindre le bois d'en face. Ils sont toujours à deux pour soutenir le blessé qui peine à avancer dans ces marécages.

C'est plus difficile que prévu. Hamzat s'écroule. Ils le relèvent, l'encouragent. Son frère se met même à fredonner un chant de chez eux. Pour bâillonner la frayeur.

Pour narguer ce fameux destin.

C'est alors qu'ils réalisent qu'ils ne sont pas seuls.

Que la mort les regarde, bien en face.

*

Le Lord échange un regard complice avec Delalande. Le seul de ses clients ayant déjà participé à plusieurs traques.

Un habitué. Un camé de la chasse à l'homme.

C'est sa quatrième expérience, aujourd'hui.

Avant de se mettre en selle, alors que leurs gibiers s'enfuyaient vers la forêt, les participants ont fait leur choix.

Quatre proies, quatre chasseurs. À eux d'élire leur cible.

Comme les maquignons sélectionnant leurs bêtes sur pied pour l'abattoir.

Dans un souci de galanterie, les hommes ont laissé l'Autrichienne s'exprimer en premier puis se sont partagé les trois autres. Eh oui, aujourd'hui il y a une femme parmi eux…

Anatoli Konstantinovitch Balakirev, le chasseur russe, n'a pas hésité ; c'est à sa demande que le Lord est allé chercher les Tchétchènes. Deux pour le prix d'un ! Bien sûr, il a payé un petit supplément pour avoir ce qu'il désirait. Pour assouvir son fantasme.

A la carte, c'est toujours plus cher.

Le Russe est un grand adepte de la chasse dans son pays. Mais il représente à peu près tout ce que le Lord méprise.

Il fait partie de ces oligarques ayant amassé un butin colossal en profitant de la restauration du capitalisme dans les années quatre-vingt-dix, de la privatisation des entreprises publiques vendues pour trois roubles six sous.

Oui, Balakirev a fièrement planté son drapeau en haut d'une montagne de fric. Mais, s'il possède une fortune enviable, il ne possède pas grand-chose d'autre. Grossier, vulgaire, primitif, trivial, obscène… Collectionnant les œuvres d'art parce qu'elles valent cher, mais incapable de distinguer un Renoir d'un Monet.

S'affichant avec des putes de luxe, dans des hôtels de luxe.

Qui ne chasse pas, mais massacre plutôt le gibier à la kalachnikov.

Un boucher, rien d'autre.

Un boucher qui saigne, pourtant. Car d'après ce que le Lord a compris, Balakirev a perdu un fils dans un attentat perpétré par les résistants tchétchènes. C'est la raison pour laquelle il a voulu un mets spécial. Certes, il aurait participé quelle que soit la nationalité des proies, mais là, ce sera encore plus savoureux…

Balakirev a payé le prix fort et surtout, il était recommandé par quelqu'un à qui l'on ne peut rien refuser. Alors, le Lord n'a pu l'exclure de son club très privé.

Anatoli a choisi Hamzat, le jeune Caucasien.

Ça tombe bien ; c'est lui qui a testé la clôture électrique en premier.

C'est lui qui sera servi en hors-d'œuvre.

Balakirev s'en pourlèche déjà les babines…

*

Diane vient de déboucher sur un nouveau sentier.

Calme absolu. Personne à l'horizon.

Elle soupire, puis sourit. Elle a même envie de rire !

Elle vient de reconnaître cet endroit où elle est passée ce matin. Cette croisée des chemins si caractéristique ! Elle sait donc désormais comment rejoindre sa voiture.

Sauvée.

À condition d'éviter toute mauvaise rencontre. Où sont-ils ?

Où sont ces salauds, capables de se mettre à quatre pour massacrer un homme ?

Capables de s'acharner sur lui jusqu'à le tuer. Capables, encore, de faire disparaître le corps pour effacer leur crime. Avec un effrayant sang-froid. Capables de tout.

La peur fait flageoler ses jambes, tape dans sa tête comme un gourdin.

Pourtant, il faut bien avancer.

Elle se fera aussi discrète que possible. Comme elle aimerait être un de ces cervidés ! Agiles, rapides, invisibles. Puissants. Ou un de ces vautours, pour pouvoir emprunter la voie des airs… Mais elle n'est qu'humaine.

Elle s'engage dans la descente, d'un pas soutenu. A cette vitesse, il lui faudra à peine une demi-heure pour rejoindre sa voiture qu'elle n'a jamais autant rêvé de revoir !

Une demi-heure, pas plus.

Trente minutes d'angoisse, de terreur.

*

10 h 30

Ils restent figés un instant.

L'équipage mortel vient de déboucher de la forêt sur leur droite.

A trois cents mètres, tout au plus.

Trois cents mètres qui les séparent de la mort.

Cette fois, c'est fini. Terminus, tout le monde descend.

Après quelques secondes d'immobilisme, ils veulent se remettre à courir.

Mais Hamzat ne peut pas. Ne peut plus. Ou ne veut plus.

Sarhaan et Eyaz ne le lâchent pas. Rémy s'y met aussi. Ils sont trois à le traîner de force tandis que les cavaliers se sont arrêtés pour jouir de la perspective. Que les chiens se sont mis à hurler au bout de leurs interminables longes tenues par les larbins du Lord.

Après vingt mètres de torture, Hamzat s'effondre.

— Partez ! s'écrie-t-il.

Les autres le relèvent encore, refusant d'abdiquer.

— Vous, partir ! répète le jeune Tchétchène. Vous… sauver !

Les cavaliers ne bougent toujours pas. Pourquoi ?

— Partir ! implore le blessé.

Sarhaan et Rémy se regardent, effarés. Rester et mourir ; ou courir et mourir plus tard. Abandonner leurs amis à leur funeste sort. Car Eyaz ne laissera pas son frangin. Ils partiront ensemble.

Les chevaux s'avancent lentement, ne se pressant même pas.

Hamzat supplie encore son frère. Mais celui-ci tient bon. Il le hisse de force sur son dos, essaie de progresser dans le bourbier malgré le fardeau sur ses épaules. Il chute, Sarhaan fait demi-tour pour venir lui filer un coup de main. Bien plus costaud que le Tchétchène, le voilà charriant Hamzat sur son échine.

Le Lord attrape sa carabine. Premières détonations.

Ils ne s'en sortiront pas s'ils n'accélèrent pas.

Hamzat l'a bien compris. Il renonce, définitivement, se laisse glisser sur le sol spongieux, se rendant intransportable.

Il confie quelques mots à son frère, sans doute une supplique. Puis, d'un simple regard, il enjoint à Sarhaan et Rémy d'agir avant qu'il ne soit trop tard.