— Non. Ils n'ont jamais survécu à la première journée, ma chère ! Jamais…
Longer le torrent n'a pas été une partie de plaisir. Diane a dû patauger dans l'eau glacée à plusieurs reprises. Mais elle a enfin rallié un étroit sentier lui permettant de sortir de ces gorges. Elle a du mal à avancer, avec son jean mouillé qui colle froidement à ses jambes ; avec ses pieds en train de geler dans ses godasses trempées ; avec son bras qui lance des signaux de douleur de plus en plus violents.
Avec la terreur qui va crescendo.
Dans sa trousse de secours, elle a dégoté une tablette d'antalgiques, en a avalé deux comprimés. Mais pour soulager une blessure par arme à feu, il faudrait quelque chose de nettement plus costaud !
Arrivée enfin au bout de son ascension, Diane s'octroie une courte pause. Le ciel, menaçant, n'offre plus aucun fragment de bleu à l'horizon. Du gris, du gris foncé. Le vent qui se renforce devient de plus e plus froid.
Ne pas rester trop longtemps immobile, sous peine de tomber en hypothermie.
Putain, quand mon patron va apprendre ça… Il a intérêt à me filer une augmentation et au moins trois cents jours de congés !
Elle se retrouve sur du plat, reprend sa cavale. Pendant un moment, elle continue de côtoyer la rivière tout en la surplombant. Elle a hâte de s'en éloigner, pour ne plus entendre son assourdissant tumulte. Pour jouir à nouveau du silence qui lui permettra de repérer plus facilement toute approche humaine.
Un écureuil file à dix mètres devant elle, bondit sur un arbre, y plante ses griffes acérées puis grimpe à une vitesse prodigieuse. Une fois en sécurité, il prend le temps d'observer cette intruse. Il est mignon. Avant, elle aurait pris son Nikon pour l'immortaliser. Mais aujourd'hui, elle n'est plus une photographe passionnée ; juste une cible. Un témoin gênant qu'il faut abattre, ensevelir sous un mètre de terre ou jeter au fond d'un aven.
Une cible, rien d'autre.
Elle frissonne, s'accorde deux ou trois larmes, s'apitoie quelques instants sur son sort.
Ces salauds ne perdent rien pour attendre ! Ils vont pourrir en taule pour un bon moment, ils peuvent compter sur elle pour les enfoncer pendant le procès aux assises…
Il entrouvre les yeux. Du flou, seulement du flou. Et une douleur atroce qui jaillit de tout son corps. Si forte qu'elle en devient irréelle…
Il tente de bouger, n'y parvient pas.
Le froid le ronge sans relâche. Morsures glacées, brûlantes.
Il ouvre la bouche, se concentre. Seul un gémissement ridicule sort de sa gorge. Tout juste si lui-même l'a entendu.
Il voulait hurler. Au secours. Il essaie encore. Crache un liquide qui doit être du sang.
Il parvient à remuer son bras gauche, pose sa main sur son torse. Chaque respiration est un calvaire.
Il se souvient.
Les coups, les insultes.
Et puis, le noir complet. L'oubli.
Il se souvient.
Julie, la belle Julie. Il la désirait tellement. Elle est un si beau souvenir…
Pourvu que quelqu'un passe par là et entende mes appels au secours.
Mais qui pourrait bien rôder près de cet ancien puits ?
Qui pourrait bien avoir l'ouïe assez fine pour discerner ces râles étouffés ? Qui, à part la mort, pourrait venir délivrer Sylvain… ?
Chapitre 7
Enfant, Diane rêvait de devenir institutrice. Comme beaucoup de gamines. Maîtresse d'école… Celle que l'on admire, à qui l'on souhaite ressembler.
Pas très original, somme toute.
Mais qui demande à un gosse d'être original ? En général, on lui demande plutôt d'être comme les autres. D'entrer dans le rang, de se fondre dans la masse.
D'être normal, quoi.
Ou alors, d'être meilleur que ses petits camarades.
Doué en maths, en français ou en violon. Les trois, si possible.
De devenir la fierté de papa maman.
Quelques années plus loin, Diane ne savait plus vraiment quelle voie choisir. Pourtant, les adultes ne cessaient de lui poser la question fatidique : Qu'est-ce que tu veux faire plus tard ?
Déjà qu'elle avait du mal à savoir ce qu'elle avait envie de faire la minute d'après…
Adolescente, elle enquêtait sur elle-même. Et sur ceux gravitant dans son périmètre. Des investigations qui ne menaient à rien ou pas grand-chose. Sauf à la conclusion, pessimiste, réaliste, que la vie est un enchaînement de difficultés à surmonter.
Que la joie est éphémère, la douleur infinie.
Que le bonheur est de secondes, la souffrance d'éternité.
Sur un journal intime, soigneusement caché, elle a griffonné un jour : la douleur n'a pas de limites contrairement au bonheur.
Ça lui semblait un résumé parfait, comme le rapport du légiste après une autopsie.
Mais quelques heures plus tard, elle a repris son stylo, pour ajouter, juste en dessous : Je me suis trompée ; douleur et bonheur ont tous les deux une même limite : la mort.
Elle n'a plus jamais rien écrit sur ce journal. Ni sur aucun journal. Comme si elle avait effectué le tour de la question essentielle. Cruciale.
De plus en plus mal dans sa carapace de chair, elle avait alors appris à chérir la solitude.
De force.
Car les autres ne semblaient pas l'aimer, même pas la voir d'ailleurs. Elle se sentait transparente et épiée à la fois.
Drôles d'impressions inextricablement mélangées… Elle se trouvait maladroite, moche, décalée. Recalée.
Chaque fois que quelqu'un la regardait, elle avait le sentiment que c'était avec mépris ou raillerie. Il ne pouvait en être autrement. Pourquoi ?
Aucune raison apparente. Paranoïa chronique ?
Non. Simples difficultés à s'intégrer ; à s'identifier à ses semblables.
Semblables, vraiment ?
Ils ne s'approchaient pas d'elle, ça la rendait malheureuse. Ils s'approchaient d'elle, ça lui faisait peur. Ça lui faisait mal.
Patiemment, elle bâtissait des refuges, des cocons douillets.
L'isolement où elle pouvait enfin exister sans craindre d'être jugée, voire condamnée ; les livres, les films où elle se prenait pour l'héroïne. Ou même pour le héros.
Car elle aurait aimé être un homme.
Oui, elle aurait préféré. Cependant, Diane n'a jamais renié sa féminité.
Mais être un mec, c'est mieux, elle en reste persuadée. Ça fait partie de ses certitudes inébranlables.
Dommage, elle ne pourra jamais vérifier si elle a tort ou raison !
Devenue une jeune fille, elle a continué sa quête d'elle-même. Études médiocres, petits boulots sans grand intérêt.
Et toujours cette attraction pour la solitude.
Ce merveilleux abri que représente une plage déserte, une ville en pleine nuit, le sommet d'une montagne ou le cœur d'une forêt.
Ces moments magiques de contemplation silencieuse.
Loin des autres.
Contempler, photographier : le pas était franchi.
Comme si elle avait besoin d'un filtre pour supporter le monde. Pour le voir au travers d'une paroi de verre.
Pour le rendre plus beau, le magnifier, le modeler à son envie.
Lui rendre hommage.
N'en retenir que le meilleur, le plus beau. En gommer la violence, la barbarie quotidienne, la laideur.
Être derrière l'objectif, toujours. Jamais devant.
Toujours en coulisses, jamais sur scène.
Photographier ce qui l'entoure, sans jamais y figurer. Sans jamais y apparaître.
Témoin invisible, elle venait de trouver sa vocation.
Sportive, patiente, artiste, imaginative ; elle possédait les qualités requises.