Qu'ils contenteraient à merveille ses richissimes adeptes de sensations fortes.
Pour un peu, il aurait presque envie de récompenser leur audace en leur laissant la vie !
Presque.
Delalande est concentré ; le gibier qu'il a choisi sera-t-il le prochain à périr ? Il n'est pas pressé. Il sait que le meilleur moment dans la chasse, c'est l'attente, l'approche, le désir. Ce moment où, pour assouvir ses pulsions, il donnerait n'importe quoi.
Ce moment unique qui précède le meurtre.
Celui pour lequel il paie une fortune au maître de cérémonie. Et pour lequel il serait prêt à payer bien plus encore.
Pour lequel il serait prêt à offrir tout ce qu'il a. Son fric, son âme.
Comme le tox donnerait tout ce qu'il possède à son dealer pour une simple dose…
13 h 00
Les chasseurs s'accordent une courte halte. Dix minutes, tout au plus. Dans un silence pesant, seulement troublé par les grondements de l'orage qui approche des monts cévenols, ils avalent quelques bouchées de pain, quelques tranches de saucisson. Quelques gorgées de vin.
De quoi recharger les batteries.
— Cette salope nous aura fait courir, grogne soudain Roland Margon. Putain, quand je vais lui mettre la main dessus…
Séverin Granet le considère avec effarement.
— Quoi ? T'as quelque chose à redire ?
— Écoute, je suis pas sûr que…
— Que quoi ? coupe le pharmacien. Vas-y, on t'écoute !
Séverin hésite quelques secondes.
— Je suis pas sûr qu'on doit continuer.
— Tu veux quoi, alors ? Finir ta triste vie en centrale ? Perdre tout ce que tu as ?
— Mais…
— Mais, mais mais ! Mais quoi ?! aboie Margon. T'as une autre solution, peut-être ?
— Calmez-vous, les gars, supplie Hugues.
— Toi, l'aubergiste, ta gueule ! s'emporte Roland.
— Me parle pas sur ce ton !
Margon se lève. Impressionnant du haut de ses presque deux mètres.
— Je te parle comme je veux ! On a dit qu'on se débarrassait de cette fille, alors on se débarrasse d'elle ! C'est clair ?
— Tu penses que c'est toi qui commandes, peut-être ?
Margon sourit.
— Je crois, oui… Parce que vous êtes bien incapables, tous autant que vous êtes, de prendre la bonne décision ! Si je n'étais pas là, vous seriez déjà chez les gendarmes en train de passer aux aveux en pleurnichant !
Il se rassoit, sûr d'avoir établi son autorité. Mais Gilles a des choses à dire.
— Si t'étais pas là, on n'aurait peut-être pas buté l'autre con ! C'est toi qui as voulu qu'on aille l'emmerder ! C'est toi qui as trouvé la photo de Julie dans sa poche !
— Et alors ? Heureusement que j'I'ai trouvée, cette photo ! Sinon, cet enfoiré aurait recommencé en tuant une autre fille ! Ta sœur, peut-être ! Aujourd'hui, qui sait !
— On sera jamais sûrs que c'était lui le tueur, souligne Hugues. Il avait pas une tête de criminel…
Le pharmacien lève les yeux au ciel.
— Les gendarmes sont allés l'interroger après le crime mais ils ne l'ont pas arrêté, poursuit l'aubergiste.
— Des incapables ! affirme Roland.
— N'empêche que tout ça, c'est de ta faute ! s'insurge Gilles. Et t'avais pas à tirer sur la photographe ! C'était pas ce qu'on avait prévu ! On devait juste la choper et lui parler !
— Tu commences à me casser les couilles, petit ! prévient M argon.
Mais le jeune homme reste sourd aux avertissements ; il continue à chatouiller le chef de meute, à le prendre à rebrousse-poil.
— À cause de toi, on a tué un type et on poursuit une pauvre fille ! À cause de toi, on est dans la merde, jusqu'au cou !
— Ça te va bien de me faire la morale ! réplique Margon d'un ton glacial. C'est pas moi qui ai menti aux : képis sur mon emploi du temps le jour du meurtre… N'est-ce pas ?
Gilles reste sans voix, pris la main dans le sac. Alors le pharmacien enfonce le clou en s'adressant à son père.
— Et c'est pas moi qui ai couvert mon fils en racontant des bobards aux gendarmes…
— Tu sais très bien pourquoi on a fait ça ! s'offusque Séverin. Je t'ai expliqué !
— Ouais… N'empêche que ton dégénéré de fils traînait bel et bien dans les parages le jour où Julie a été étranglée… Même que pour le cacher, vous avez filé une jolie somme au vieux Martin pour qu'il se taise !
Gilles se lève, les poings serrés.
— C'est pas moi qui l'ai tuée !
— Vraiment ? sourit le pharmacien.
— C'est pas lui ! martèle Séverin.
— Alors pourquoi ce faux témoignage ?
Séverin met quelques secondes à répondre tandis que l'aubergiste écarquille les yeux.
— Tu connais les gendarmes, s'ils avaient su que Gilles était là le même jour, ils auraient commencé à le soupçonner et… Et c'était juste un mauvais concours de circonstances !
— C'est évident ! raille Margon, fier de lui.
Gilles, toujours debout, toujours les poings faits, repart à l'assaut.
— Et toi ? C'est un secret pour personne que t'as essayé de coucher avec Julie et qu'elle a jamais voulu de toi !
— Parce que toi, t'as réussi à l'avoir peut-être ?! ricane Roland. Les seules fois où t'as dû tirer ton coup, c'est sans doute avec les chèvres de ton père !
L'aubergiste ne peut s'empêcher de rire. Le jeune homme se précipite sur le pharmacien, son père le retient in extremis par le bras.
— Vous êtes devenus fous, ma parole ! C'est pas en se battant qu'on va s'en sortir !
— Ton paternel a raison ! acquiesce Roland avec un rictus narquois. Pour une fois qu'il est sensé, tu devrais l'écouter !
Séverin envoie un regard haineux en direction de celui qu'il pensait être son ami.
— Et puis j'étais pas le seul à tourner autour de Julie, je vous signale !
— Oui, mais toi, tu la voyais presque tous les jours ! assène Séverin. Quand elle venait faire le ménage à la pharmacie !
— Et Hugues, alors ? Elle bossait aussi dans son resto au cas où vous l'auriez oublié ! Pourquoi vous le soupçonnez pas, lui ?
L'aubergiste avale son pinard de travers.
— T'es malade ! s'écrie-t-il. J'ai jamais touché à cette fille !
— Ça, je m'en doute ! ironise le pharmacien. Je vois pas comment t'aurais pu…
Hugues tient un couteau dans sa main droite. Il le serre soudain très fort, rêvant de le planter dans la gorge de l'apothicaire malfaisant.
— Je vais vous dire, les mecs, ajoute Roland sur le ton de la confidence, la petite Julie, je me la suis faite ! Et pas qu'une fois ! C'était quand je voulais… Alors je vois vraiment pas pourquoi je serais allé l'étrangler !
Ils restent médusés quelques instants.
— Maintenant, écoutez-moi bien : on va choper cette photographe et l'obliger à se taire. Je n'ai pas le choix, vous non plus. Le premier qui se dégonfle aura affaire à moi.
— Tu nous demandes de commettre un meurtre ! gémit Séverin.
— Un ou deux, qu'est-ce que ça change ? conclut froidement le pharmacien. On le fait, et ensuite, on oublie tout ça. Comme un mauvais rêve, vous voyez ? Quand on se réveille, on l'efface…
— On n'oubliera jamais, murmure l'aubergiste en secouant la tête.
Roland le saisit soudain par le col de sa veste, le soulève jusqu'à ce que ses pieds ne touchent plus terre. Il lâche son Opinel.
— Si jamais tu parles de ça à qui que ce soit, je te jure que tu le regretteras…