Julie disparaît. Elle s'évanouit dans les limbes imaginaires…
Sylvain lève le bras ; impossible de la retenir. Personne ne pouvait la retenir, l'apprivoiser. Elle était sauvage, elle était libre.
Trop, peut-être… La seule façon de la contrôler, était de la tuer.
Sylvain ferme les yeux. Son bras retombe sur sa poitrine.
Alors, son cœur cesse de lutter. Il part dans un tunnel sans fin.
Il part, vers une lumière inconnue… Bleue, comme les yeux de Julie.
Chapitre 10
Roland Margon a toujours apprécié les bonnes choses, les plaisirs de la vie terrestre ; la seule, de son point de vue.
Bonne chère, bon vin, belles femmes. La trilogie parfaite.
Sans oublier la chasse. Et bien sûr, l'argent. Le reste, ce sont des conneries de curé ou d'intello coincé.
Il est devenu pharmacien parce que son père l'était avant lui. Destin télécommandé ; reprendre l'officine du paternel, s'enrichir à son tour : il est des chances qu'on ne peut laisser filer. La maladie ne passera jamais de mode, il n'est pas près de mettre la clef sous la porte ! En plus, dans le bourg, il est le seul à exercer cette belle profession ; aucun problème de concurrence. La situation idéale.
Des études à Montpellier, un peu plus longues que prévues ; autant profiter de sa jeunesse, de la vie étudiante sponsorisée par ses parents. Nuits blanches, came, alcool, conquêtes faciles.
Ensuite, retour au pays et quelques années à seconder son vieux, juste le temps de le pousser aimablement vers la sortie.
De fils de notable, il est devenu notable à son tour. Un métier qui inspire le respect, qui sous-entend une érudition particulière.
Une épouse charmante, deux gosses sans histoire, une très belle bagnole, une baraque d'architecte avec tout le confort moderne, qui se remarque dans le paysage ambiant.
Une magnifique collection d'armes.
Une aventure extraconjugale de temps à autre quand la routine se fait pesante.
La chasse, son passe-temps favori. Sa passion.
Une tradition dans la famille, dans le pays. Et les traditions, ça se respecte. Surtout, celles qui sont utiles pour justifier l'injustifiable. Parce que des traditions perdues, il y en a des tas, dont tout le monde se fout éperdument.
Une vie parfaite, en somme…
Vue de l'extérieur, en tout cas. Un joli tableau, une belle peinture. À condition de ne pas gratter la surface… De ne pas enlever le vernis qui cache la désolation, l'usurpation.
Pourquoi boit-il ? Quel est donc cet ennui à tromper ? Ce manque à combler ? Ce vide à remplir par un peu trop d'alcool ?
Il n'a jamais voulu s'avouer qu'il était alcoolique. Dépendant. Après tout, il demeure parfaitement capable d'exercer son métier, il n'est jamais vraiment ivre.
Il ne s'est jamais écroulé devant un comptoir ou sur un trottoir.
N'a jamais beuglé la Marseillaise, à poil sur la table du bistrot.
Ne s'est jamais fait choper par les képis alors qu'il conduisait avec trois grammes.
N'a jamais connu la cellule de dégrisement. Roland a juste besoin de boire.
Chaque jour. De plus en plus.
Le petit blanc le matin, le vin midi et soir ; avec, entre les deux, le rituel de l'apéro… Une tournée, puis une autre. Simple politesse, savoir-vivre élémentaire.
Une dose quotidienne qui le détruit lentement, mais sûrement.
Et cette violence, sournoise, silencieuse, qui le submerge parfois.
Pourquoi bat-il sa femme ? Ses gosses ?
Ces questions, Roland Margon évite soigneusement de se les poser, de peur de glisser sur une pente savonneuse… Dangereuse. De chuter dans un abîme dont il ne remontera pas.
Ces questions, Margon les élude avec acharnement. Avec minutie. Trouvant prétextes, mensonges et alibis.
Il ne boit pas ; il est juste un bon vivant qui aime à se détendre avec les copains autour d'un verre.
Il ne bat pas ses enfants, les élève juste avec la rigueur nécessaire. D'ailleurs, lui-même n'a-t-il pas reçu pareil traitement étant gamin ? Il ne s'en porte pas plus mal aujourd'hui !
Son père lui a donné l'exemple, lui qui savait soigner les plaies, celles qui saignent. Les seules qui existent. Un peu d'alcool, du coton, un pansement.
Pour les autres, celles qui ne se voient pas, il ne connaissait aucun remède, l'amour, la tendresse ou l'écoute ne faisant pas partie de son arsenal médical.
Non, Roland Margon ne maltraite pas ses enfants, il ne les terrorise pas. Il les guide en bon père de famille. Veillant à ce qu'ils poussent droit et ne manquent de rien.
Quant à sa femme, c'est elle qui a cherché les quelques gifles reçues. Pas grand-chose, une simple manifestation de l'énervement, de la fatigue, après une journée de travail bien remplie.
Oui, c'est elle qui cherche. Chaque fois.
Alors qu'il lui a toujours donné ce qu'elle a voulu… Fringues, chaussures, bagnoles, bijoux, fourrures. Une cuisine high-tech et même une femme de ménage.
Pourquoi le provoque-t-elle, alors ? Il n'a jamais compris. N'a jamais voulu comprendre.
À quoi bon ?
D'ailleurs, elle serait déjà partie s'il était un mauvais mari. Si ça ce n'est pas la preuve !
Une vie parfaite, en somme… Où rien ne semblait pouvoir le déstabiliser.
S'il n'y avait pas eu la petite Julie. La belle Julie.
Il avait accepté de l'embaucher quand elle cherchait quelques heures de ménage pour se faire un peu d'argent. Comment lui dire non ?
Chaque soir, il la regardait à la dérobée, tandis qu'elle s'affairait dans l'officine, tout en chantonnant.
Chaque soir, il la convoitait en silence.
Chaque soir, il imaginait… qu'un jour, elle serait à lui, ne serait-ce que pour quelques heures.
Parfois, elle lui souriait, bavardait avec lui, avec une politesse d'employée modèle.
Rien d'autre.
Il a bien essayé de l'approcher, comme on approche le gibier après être resté un moment à l'affût.
Mais ses tentatives se sont toujours soldées par un échec cuisant.
Intouchable, la sublime Julie.
Inaccessible sur son piédestal.
Forteresse imprenable, sauf par la force.
Alors, il est devenu maître chanteur.
Tu veux garder ton boulot ? Tu veux une augmentation ? Alors il faut que tu me donnes quelque chose en échange.
Ça lui a fait mal d'en arriver à ces extrémités. De descendre si bas. Ça a porté un sérieux coup à sa virilité. Mais il était prêt à tout pour qu'elle lui sorte de la tête.
Il paraît que tout s'achète. Tout ?
Pas Julie. Incorruptible.
Encore une tentative ratée. Sauf qu'il venait de commettre un faux pas.
Non seulement elle a refusé, mais elle a osé le menacer. D'aller tout répéter à sa femme, à ses gosses. À tout le village. D'aller le crier sur les toits. D'aller informer la population de ses incartades. Elle savait des choses, Julie. Connaissait certaines de ses infidélités.
Comment ? Un mystère…
Margon est un homme respectable, respecté. Mais il sait que l'équilibre de sa vie ne tient à rien. Une simple petite brise et… le château de cartes s'écroule.
Julie a exigé du fric en échange de son silence.
Finalement, c'est lui qui a eu peur.
Finalement, c'est lui qui a payé.
Intolérable humiliation.
Mais maintenant, il n'a plus à débourser le moindre centime. Le dernier euro que lui a coûté Julie, c'est une participation à la gerbe de fleurs posée sur sa tombe. La moindre des choses.
Maintenant, il ne lui reste plus qu'à effacer du paysage un témoin gênant et tout rentrera enfin dans l'ordre. Il pourra reprendre le cours normal de son existence parfaite…